En enquêtant sur les délits d’initiés commis à l’occasion de l’OPA d’IBM sur Ilog en 2008, l’AMF a découvert qu’un des suspects de cette affaire avait réalisé une fraude comparable un an plus tôt, dans le cadre de l’OPA de SAP sur Business Objects. Une occasion de s’interroger sur la proportion d’infractions susceptibles d’échapper aux poursuites et aux sanctions du gendarme boursier. Enquête de Brigitte Poteau, rédaction assistée par Gilles Pouzin.
Quatrième accusé dans l’affaire Ilog, Thomas Xander est un citoyen germanique travaillant au service des fusions-acquisitions du géant allemand de l’informatique SAP. Connu pour son progiciel de gestion d’entreprise (ERP, ou enterprise resource planning), SAP est aussi actionnaire de nombreuses sociétés informatiques avec lesquelles il est susceptible de faire affaire, dont Ilog. Le jeudi 19 juin 2008, ayant appris le projet d’OPA d’IBM, la direction d’Ilog contacte son actionnaire SAP pour l’en informer et s’enquérir de ses intentions de présenter une éventuelle contre-offre mieux-disante. Au sein de SAP, 30 personnes ont alors connaissance de cette information privilégiée, dont 5 travaillant dans la même équipe que Thomas Xander. Sans que l’employé aux fusions-acquisitions de SAP soit présent en France ce 19 juin, ni que l’on sache précisément par lequel de ses collègues il a pu être informé du projet d’OPA sur Ilog, monsieur Xander est soupçonné d’avoir bien eu l’information privilégiée garantissant une hausse du titre Ilog, comme son engouement en témoigne.
Gérant son portefeuille boursier assez peu activement et sans réelle diversification en dehors des sociétés liées à SAP, Thomas Xander s’emballe pour Ilog.
En quelques jours, il mobilise la quasi-totalité de ses avoirs disponibles à la Lichtenstein Bank [NDLR, paradis fiscal et bancaire coincé entre la Suisse et l’Autriche à 50 km au sud de la frontière allemande], soit 400 000 euros représentant le quart de son patrimoine, pour acheter 66 508 actions Ilog qu’il revendra avec 233 215 euros de plus-values à l’annonce de l’OPA.
Sans doute moins doué pour la fiction que d’autres accusés plus rocambolesques, Thomas Xander n’a pas d’alibi farfelu à raconter aux juges ce jour-là pour plaider l’innocence aux mains pleines. Il ne prend pas la parole à l’audience, où son interprète lui traduit pourtant l’intégralité des débats en temps réel.
En son for intérieur germanique, Thomas Xander es peut-être conscient de l’incivisme des faits dont on l’accuse. Car ses incartades aux réglementations boursières ne s’arrêtent pas à l’affaire Ilog.
Un an avant l’OPA d’IBM sur Ilog, à l’origine des quatre premiers délits d’initiés examinés, une autre OPA, cette fois-ci du géant allemand SAP sur le champion français des bases de données Business Objects, avait donné lieu à un cinquième cas d’exploitation frauduleuse d’informations privilégiées.
Vedette boursière cotée à Paris et Wall Street, Business Objects sera valorisée 4,8 milliards d’euros à l’occasion de son rachat par SAP. Au département des fusions-acquisitions de l’informaticien allemand, Thomas Xander a connaissance de ce projet d’OPA de SAP sur Business Objects dès le 27 septembre 2007, car son voisin de bureau travaille sur cette opération.
Des rumeurs sur un éventuel de rachat de Business Objects circulent déjà dans la presse et les salles de marché. Le 18 septembre 2007, Thomas Xander avait ainsi adressé à ses directeurs une note d’Exane de la veille portant sur cette opération. Mais elle est encore trop incertaine pour miser gros. Ce n’est que le 1er octobre que SAP présente une offre de rachat ferme à au prix de 42 euros par action Business Objects.
Sûr de son coup, Thomas Xander mobilise alors la quasi-totalité de ses avoirs disponibles, soit 323 000 euros correspondant à deux fois son revenu annuel et le quart de son patrimoine, pour acheter des actions Business Objects à la Bourse de Paris et à Wall Street, où les titres du Français sont cotés sous forme de certificats d’actions (American depositary receipts –ADR- ou American depositary shares – ADS-). Une belle affaire qui lui permettra de revendre ses titres avec une plus-value de 99 970 euros.
Vu les gains réalisés par Thomas Xander sur ces deux délits d’initiés (99 970 euros sur Business Objects et 233 215 sur Ilog, soit 333 185 euros), l’AMF requiert une amende d’un million d’euros équivalent à trois fois les profits boursiers frauduleux.
Comment cette affaire Business Objects arrive-t-elle devant la Commission des sanctions du 11 avril 2014 qui juge les délits d’initiés commis sur Ilog un an plus tard ? Le gendarme de la Bourse est-il tout simplement tombé sur cette transaction extraordinaire par hasard, en épluchant les comptes de Thomas Xander à l’occasion de son enquête sur l’affaire Ilog ? Ce délit d’initié n’aurait-il jamais été découvert si l’AMF n’avait pas approfondi son investigation sur Ilog ? Combien d’autres infractions boursières échappent-elles ainsi aux sanctions qu’elles méritent ? Le gendarme boursier poursuit-il toutes les fraudes dont il a connaissance ? Et quand des tripotages connus de l’AMF ne sont ni poursuivis ni sanctionnés, est-ce par manque de moyens ou de volonté ? Pour explorer ces mystères de la déontologie financière, lisez Deontofi.com.