L’information financière indépendante de qualité a une valeur. Elle permet à ceux qui en disposent d’éviter des pertes colossales, voire de réaliser des gains tout aussi importants en plaçant leur argent plus opportunément. Mais a-t-elle un prix ?
En voyant le prix auquel se vend l’information grand public, on pourrait croire qu’elle ne vaut pas grand-chose. Cette impression est biaisée par deux nuances. Premièrement, la même information n’a pas la même valeur pour tout le monde. Un des problèmes de l’information dite « politique et générale » est qu’elle balaye un spectre si vaste de sujets pour un public si varié qu’elle peut difficilement mettre en valeur ses informations ayant le plus de valeur pour un public restreint d’investisseurs prêts à les payer plus cher. Le second problème est que pour compenser les faibles recettes de ventes d’information, beaucoup de médias sont dépendants de la publicité, ce qui entraîne parfois une censure ou une autocensure de leurs informations les plus pertinentes. Résultat, quand les investisseurs veulent des informations financières et analyses indépendantes de qualité, ils vont les chercher ailleurs.
Plutôt qu’une démonstration théorique de la valeur de ces informations accompagnée d’un inventaire des nouvelles façons de se les procurer, prenons quatre exemples pour en comprendre l’enjeu : The Big Short, Gowex, Casino et Carmat, comme on aurait pu en citer bien d’autres.
Premier exemple : The Big Short
The Big Short est un film américain, sorti en France la veille de Noël 2015. Surtitré « L’histoire vraie d’un pari fou » et sous-titré « Le casse du Siècle » en français, The Big Short raconte l’histoire des premiers investisseurs à avoir soupçonné le boom immobilier américain des années 2000 de cacher une gigantesque bulle frauduleuse, orchestrée par les banques pour leur profit, au détriment des emprunteurs à qui on cachait les risques de surendettement à taux variable, et au préjudice de tous les épargnants du monde (banques, assureurs, caisses de retraite), à qui on a refourgué ces prêts insolvables présentés comme des placements sûrs avec la complicité d’agences de notation corrompues. Quand les emprunteurs n’ont plus pu payer, et que les banques et compagnies d’assurance ont bu la tasse, les fonds publics sont venus à la rescousse et les contribuables payent encore pour leur sauvetage, dont on n’a pas fini d’éponger les dettes.
Vous connaissez la rengaine. A posteriori, tous les experts en rétro-prévision vous expliquent que c’était prévisible. Mais à l’époque, en 2005, mettre en doute le dogme du « tout va bien », martelé par les banques, les agences de notation, le président de la Réserve Fédérale (Fed) américaine Alan Greenspan, ou le Wall Street Journal, avec l’appui des armées de communicants et publicitaires à leur solde, relevait de l’hérésie, comme The Big Short le montre si bien à l’écran.
Si le film est scénarisé en comédie, aussi jubilatoire que pédagogique, jouée par des acteurs talentueux, les faits sont bien réels. « The Big Short » est adapté du livre-enquête éponyme, sous-titré en anglais « inside the Doomsday machine » (littéralement « dans la machine de l’apocalypse ») du journaliste Michael Lewis. Fils d’avocat ayant débuté comme trader chez Salomon Brothers, il avait fait un tabac en abandonnant vite cette voie pour en raconter les turpitudes dans son premier livre « Liar’s poker » (Poker menteur), en 1989.
Dans « The Big Short », les « héros de l’information cachée » sont donc des personnages réels qui, à force d’enquête et d’analyse, acquièrent la conviction que le boom immobilier est alimenté par une bulle de crédits dont personne ne comprend le degré de fraude et de vulnérabilité. L’un d’eux, Michael Burry (joué par Christian Bale), un neurologue californien reconverti dans la gestion de ses économies et celles de ses clients, a créé le fonds Scion Capital. C’est un des premiers, en 2005, à s’étonner que les emprunts hypothécaires, ces titres regroupant des prêts immobiliers aux particuliers revendus par les banques aux caisses de retraite, aient autant la cote malgré leurs risques potentiels. Menant sa propre enquête sur la composition de ces placements dits de « titrisation », il découvre leurs carences et décide de miser sur leur écroulement.
Le terme « Short » en anglais (« court » en français) est utilisé dans le jargon financier pour désigner une vente, un pari sur une baisse, ou une position « courte » par opposition au terme « long » (en français comme en anglais), désignant une position « longue », un investissement à long terme, et par extension un pari sur sa hausse. Le verbe « shorter » (anglicisme issu du néologisme « to short » en anglais) est une variante désignant le fait de parier sur une baisse, soit en achetant des « options de vente », soit en vendant des titres que l’on ne possède pas sur un marché « à terme » (où la livraison des titres est différée), soit en empruntant ces titres.
Grâce aux analyses et informations indépendantes de qualité réunies par Michael Burry, ses conclusions s’avèrent pertinentes et ses paris boursiers finissent par payer. 750 millions de dollars de gains en 2007 pour les clients de Scion Capital, cela donne une idée de la valeur que peuvent avoir des informations cachées au public, pour ceux qui savent les exploiter.
Deuxième exemple : Gowex
Avant que le scandale n’éclate, Gowex était une start-up internet espagnole dont le cours avait été multiplié par 7 en quatre ans, dopé par des prévisions alléchantes et des résultats spectaculaires. Son chiffre d’affaires gonflait chaque année, pour dépasser 180 millions d’euros en 2013. En septembre 2012, une analyse du courtier français Aurel BGC recommandait encore d’acheter le titre en mentionnant en annexe, comme la réglementation l’y oblige, le conflit d’intérêt que pouvait représenter les liens d’affaires d’Aurel BGC avec Gowex, car le courtier assurait la liquidité boursière des actions Gowex, moyennant rémunération, ce qui mérite bien quelques conseils enthousiastes pour refourguer plus facilement lesdites actions aux investisseurs.
Mais un investisseur sceptique ne croyait pas à cette fable, car les chiffres n’étaient pas cohérents. Au terme de huit mois d’enquête, la société new-yorkaise d’analyse financière et d’investissement Gotham City Research publiait une étude de 93 pages expliquant que 95% du chiffre d’affaires de Gowex étaient bidonnés, et que ses actions valaient en réalité zéro. Bien sûr, Gotham City Research n’avait pas fait huit mois de travail uniquement pour démonter cette supercherie boursière et sortir un scoop, mais pour gagner de l’argent, sur la base des informations très précieuses que révélait son enquête. Ayant acquis la conviction que Gowex valait zéro, Gotham City Research avait misé sur l’écroulement de son cours, qui se produisit quand elle publia son étude, le 1er juillet 2014. Alors que sa valeur boursière dépassait 1,4 milliard d’euros le 30 juin 2014, elle valait effectivement zéro deux jours plus tard. Les actionnaires minoritaires possédant 30% du capital avaient tout perdu.
Entre ceux qui avaient la bonne information, grâce à leur travail d’enquête et d’analyse, et ceux maintenus dans l’ignorance par la propagande des VRP de la Bourse, on comprend mieux la valeur d’une information financière indépendante de qualité, et le prix qu’il faut parfois être prêt à payer pour l’obtenir (huit mois de travail dans l’affaire Gowex).
Troisième exemple : Casino
Depuis des années, les petits actionnaires français et grands gérants parisiens considéraient le géant de la grande distribution Casino comme une valeur de père de famille, et non comme le repère de croupiers que suggère son nom singulier. Ce groupe semblait bâti par la vision stratégique de Jean-Charles Naouri, un financier reconverti en épicier, qui avait racheté le petit distributeur Rallye, puis Casino, Monoprix, Leader Price et Franprix, avant de se lancer à l’assaut des consommateurs émergents d’Asie ou d’Amérique latine, notamment au Brésil.
Mais on ignorait la fragilité de cet empire bâti comme un château de carte, à coup de dettes toujours plus coûteuses et difficiles à rembourser, jusqu’au 17 décembre 2015. Ce jour là, la société d’analyse et d’investissement Muddy Waters affirme dans une étude très détaillée que « Casino est une des sociétés les plus surévaluées et incomprises que nous ayons jamais croisée », en expliquant à quel point ses dettes sont sous-estimées et ses revenus surévalués, pour arriver à la conclusion que son cours doit logiquement s’écrouler. Depuis, les actions de Casino et sa maison mère Rallye ont plongé de 25% en un mois (avant un modeste rebond), bien sûr au plus grand profit de Muddy Waters qui avait, comme dans les exemples précédents, misé sur cet écroulement.
Jusqu’à cet épisode, Muddy Waters était inconnu en France, mais avait déjà acquis une solide réputation de fouineur dans les cachoteries financières de sociétés cotées habituées à jeter de la poudre aux yeux des investisseurs, outre-Atlantique.
Muddy Waters (eaux boueuses en français), créée par Carson Block, un entrepreneur reconvertit dans la détection de fraudes comptables, s’était rendue célèbre en 2012 en accusant la société sino-canadienne Sino-Forest de surestimer le nombre de ses exploitations forestières en Chine. La société était effectivement une gonflette s’apparentant aux pyramides de Ponzi, ces arnaques à la Madoff où les gains promis aux premiers pigeons sont payés avec l’argent des derniers pigeonnés, pour entretenir l’illusion d’un rendement, pendant que leurs capitaux sont détournés. Sino-Forest ayant fait faillite après cette révélation, ses actionnaires floués réclament 9 milliards de dollars de dédommagement à une demi-douzaine de banques accusées de complicité dans le placement de ces titres pourris auprès du public, dont le Credit Suisse. On verra pour Casino, qui tente pour le moment d’échapper à sa spirale funeste en annonçant de vastes cessions d’actifs.
Pour déjouer la désinformation des VRP de la Bourse (dirigeants, banques et autres acteurs bénéficiant de la surévaluation artificielle de sociétés bancales ou frauduleuses) Muddy Waters enquête sur le terrain, en envoyant ses analystes visiter les entreprises étudiées, mais aussi leurs fournisseurs et clients pour vérifier la réalité de leur production ou de leur effectif. Ses analystes doivent souvent se faire passer pour des partenaires potentiels, afin de contourner la méfiance des fraudeurs habitués à maquiller leurs présentations aux analystes et investisseurs. Comme le journalisme en caméra cachée et les enregistrements furtifs, cette méthode d’enquête est évidemment critiquée par les avocats des dirigeants fraudeurs. Ils se drapent dans leur dignité pour réclamer d’être traité avec une déontologie qu’ils piétinent sans scrupules.
Quatrième exemple : Carmat
Le cas de Carmat est un peu différent des précédents, même si la mésaventure de ses actionnaires abusés par la poudre aux yeux de ses VRP démontre aussi bien la valeur des informations qui leur sont cachées. Car l’analyse financière indépendante de qualité est quasi-inexistante sur cette vedette d’Alternext, comme pour la plupart des actions cotées sur ce marché déréglementé (acceptant l’introduction de sociétés déficitaires, contrairement aux marchés réglementés).
Gonflé par les belles histoires de son promoteur financier, le gérant de Truflle Capital Philippe Pouletty, le cours de Carmat s’était envolé après sont introduction en Bourse à grand renfort de publicité. « Introduite en Bourse en juillet 2010 à 18,75 euros, le cours de l’action a été multiplié par près de 7 fois en l’espace de trois ans et demi. Cette hausse fait de Carmat l’un des plus beaux succès français pour une introduction en Bourse », constatait ainsi notre confrère Roland Laskine dans Le Figaro fin 2013.
C’était avant que l’émission Envoyé Spécial lève le voile sur les réalités de Carmat, loin d’être aussi palpitantes que le décor de cinéma présenté aux épargnants, mi-septembre 2014. Trois jours plus tard, le promoteur boursier du cœur artificiel revenait d’ailleurs à la rescousse de Carmat, dont il avait des paquets d’actions à vendre pour rembourser les clients de ses fonds de placements « innovants » (FCPI). « Citez-moi d’autres entreprises dont le titre a été multiplié par quatre ou cinq en quatre ans », lançait-il à notre confrère Didier Testot dans une interview TV sur LaBourseEtLaVie.com. (Heu… comme Gowex par exemple ?)
Et vous ? Vous en connaissez beaucoup des sociétés dont l’action a été re-divisée par cinq en cinq ans ? Car c’est bien le problème de Carmat, comme beaucoup de ces sociétés introduites en Bourse malgré des perspectives économiques douteuses, pour ne pas dire totalement illusoires. Qui pouvait avoir intérêt à jeter de la poudre aux yeux des investisseurs afin de doper le cours de Carmat ? Qui avait intérêt à déformer, occulter ou dissimuler toutes les informations susceptibles de faire douter les investisseurs, afin de pouvoir fourguer en Bourse leurs actions Carmat au cours le plus élevé ?
Les événements récents montrent une fois de plus la valeur que les investisseurs auraient pu tirer d’une information indépendante de qualité s’ils avaient pu en bénéficier.
Alors que le cœur artificiel de Carmat a du mal à passer sa première phase de tests, préalable à une seconde phase conditionnant son éventuelle autorisation de commercialisation, connaître l’état de santé et les chances de survie de ses cobayes semble une information de grande valeur, malheureusement réservée à quelques initiés. Alors qu’aucune information officielle ne semble l’expliquer, l’action Carmat perd ainsi 20% au cours du mois précédant l’annonce du décès de son troisième patient, occultée pendant trois jours après sa mort.
Bis en pire. Pour des raisons étranges, Carmat qui faisait tant de battage sur ses précédentes greffes, oublie d’annoncer qu’il a implanté un quatrième cœur en catimini le 22 décembre 2015. Et quand son quatrième cobaye décède, trois semaines plus tard, la nouvelle est carrément cachée aux investisseurs jusqu’à ce que la révélation de ce scoop par La Lettre A pousse Carmat à l’admettre dans la nuit (à 2 heures du matin, selon notre confrère Libération), en cachant encore la date de ce décès, intervenu neuf jours plus tôt.
En deux mois, du 20 novembre au 20 janvier, le cours de Carmat a perdu 41% tandis que des « grosses mains » vendaient des dizaines de milliers de titres sur Alternext. Mais une analyse plus fine de ces mouvements et des informations distillées par la société révèle que l’action Carmat ne baisse pas à l’annonce du décès de ses patients, mais avant ! Si la presse ne l’avait pas révélée, pendant combien de temps les actionnaires les mieux informés auraient-ils pu continuer à fourguer leurs actions Carmat aux investisseurs ignorant l’échec de sa quatrième implantation et le décès caché du patient ?
Dans cet exemple, l’information sur le décès caché du quatrième cobaye de Carmat a une grande valeur, dans un premier temps pour les seuls initiés y ayant accès. Mais dans un second temps, sa révélation par la presse a aussi beaucoup de valeur. D’abord, elle rétablit l’égalité d’information entre les gros actionnaires informés et les petits ignorants. Ensuite, elle complique les ventes massives de titres à un public désinformé, en permettant même aux épargnants de vendre les leurs en pour sauver leurs économie. A condition de faire vite. Car un mois après ce scandale, la société Carmat, au bord de la crise de trésorerie, annonçait son sauvetage par l’Etat, le 26 février 2016, le jour où l’UFC Que Choisir écrivait « Cœur artificiel Carmat : Les petits investisseurs ont-ils été spoliés ?», tandis que le magazine Capital ajoutait « Carmat : les petits actionnaires ont-ils été spoliés via un délit d’initié ?».
Dans les trois premiers exemples, l’information financière de qualité a une grande valeur pour ceux qui savent aller la chercher, en comprendre l’enjeu et l’exploiter pour leur profit, sans commettre pour autant de délits d’initiés, puisqu’ils n’ont aucun accès privilégié aux informations cachées ou disqualifiées par les VRP de la Bourse, qu’il s’agisse des subprimes, de Gowex ou Casino. Le cas de Carmat est un peu différent, puisque la valeur de l’information sur le décès caché de son quatrième patient pouvait difficilement profiter à des non-initiés, tant elle était gardée secrète par les cerveaux de cette affaire, le professeur Alain Carpentier, caution scientifique de la start-up, son directeur général adjoint, Patrick Coulombier, et Philippe Pouletty du fonds Truffle Capital.
On pourrait malheureusement multiplier à l’infini ces exemples illustrant la valeur de l’information financière fiable cachée au public par les VRP de la Bourse (Altran, Vivendi, Société générale, Loyaltouch…) et autres colporteurs de placements bancales (Madoff, Aristophil, Solabios, le Complément de retraite des fonctionnaires CREF, Apollonia…).
Mais dans tous les cas, un des paradoxes des informations financières indépendantes de qualité, est qu’elles ne prennent finalement toute leur valeur, qu’à partir du moment où elles sont révélées et expliquées par la presse, partagées par un plus large public, et que leur pertinence est enfin reconnue par l’opinion, voire les autorités, après un long déni. Contribuer à cette chaîne d’information au service de la vérité est la raison d’être de Deontofi.com.
Eyh eyh ! Je l’ai vu 2 fois en 5 jours, The Big Short.
… Et j’ai pas encore tout compris sur ces investissements de swaps, mais je ne désespère pas.
Un sacré bon film. Il fallait bien un casting pareil, enrobé dans cet écrin comédie/thriller pour que ça passe la censure aux US. Je suis sûr qu’il fera un carton a posteriori, même s’il n’a pas brillé au box-office.
Bravo !
Adrien
Dans un autre style, Deontofi.com recommande aussi le film « Merci Patron », jubilatoire docu-réalité scénarisé à la Michael Moore.
Une critique bien sentie à lire ici : http://media.blogs.la-croix.com/se-payer-sur-bernard-arnault/2016/03/08/