Victime d’une arnaque au faux président, une entreprise dénonce les négligences de sa banque et lui intente un procès pour mettre en cause les négligences ayant facilité l’extorsion des fonds subtilisés par des escrocs opérant depuis un Etat européen à la réputation financière sulfureuse. Pour comprendre les enjeux de responsabilité des banques face à l’épidémie de fraudes aux faux présidents, Deontofi.com décrypte les faits examinés par la justice dans cette affaire, et les entorses aux lois garantissant une meilleure déontologie financière.
Belle PME industrielle familiale française, spécialisée dans les équipements hydrauliques et pneumatiques depuis trois générations, Etna Industries, dirigée par la petite fille du fondateur, réalise la moitié de ses ventes à l’export, de la Tasmanie au Canada en passant par les cinq continents. Un vendredi matin, en septembre 2013, la chef comptable d’Etna Industrie reçoit un courriel, signé par la présidente de l’entreprise, lui demandant d’effectuer un transfert bancaire en préparation d’une OPA sur une société chypriote. Comme il est de rigueur dans ces situations, les virements doivent être exécutés au plus vite dans le plus grand secret. La présidente est absente ce matin-là. Et même si ce n’est pas son adresse de courriel habituelle, on peut imaginer qu’elle ait utilisé une adresse secondaire pour plus de confidentialité. La chef comptable prépare donc et signe « pour ordre », quatre demandes de virements pour près d’un demi million d’euros (498 690 € précisément).
Elle reçoit dans la foulée un autre courriel signé « Maître Jean-Henry Bourret », se présentant comme « consultant KPMG » au sein du « Cabinet Berthier », qui lui indique de procéder à deux virements de 150 000 euros via les banques LCL et HSBC, et deux autres de 100 000 € depuis les comptes déposés chez BNP Paribas et au CIC, en lui transmettant les coordonnées bancaires de la société destinataire des virements, censée préparer l’OPA chypriote, une certaine « Européenne de gestion SA ». La connaissance de la société et de ses habitudes est un atout crucial des escrocs dans ce type d’affaires. Si la présidente avait été présente dans l’entreprise à ce moment-là, ou si la répartition des virements avait été incohérente avec sa situation bancaire, l’escroquerie aurait pu capoter.
D’ailleurs, trois des quatre banques ont refusé de se laisser embarquer dans cette aventure sans avoir davantage de validation de sa conformité. Moins prudent, le CIC se contente d’une confirmation signée de la chef comptable par fax, à 11h24, avant d’expédier l’argent à Chypre, sulfureux paradis bancaire membre de l’Union européenne, où l’argent s’évapore avant midi.
Dès son arrivée au siège d’Etna Industrie, en début d’après-midi, la présidente découvre avec effarement le pot-aux-roses et envoie aussitôt un courriel à la banque demandant l’annulation du virement frauduleux dont elle n’est même pas signataire. A 15h27, le CIC demande à la présidente de la PME de confirmer par courriel sa déclaration de fraude et sa demande d’annulation. Elle répond à 16h : « je vous confirme qu’il s’agit bien d’une fraude ; je ne suis pas la signataire du virement et vous prie de bien vouloir demander le retour des fonds ». Dans la foulée, comptant peut-être sur une illusoire solidarité de requins, le CIC demande à la banque du bénéficiaire frauduleux, l’Hellenik Bank, de lui restituer l’argent volé, via un message sur le système de communication interbancaire SWIFT, à 16h.
La banque chypriote ne répond pas le jour même. Et comme l’arnaque a lieu un vendredi, le silence de l’Hellenik Bank pèse tout le week-end comme un bien mauvais présage. En effet, dès le lundi, dans un élan de complicité, loyale envers son client escroc, et au mépris de la lutte anti-blanchiment dont se contrefoutent les banquiers chypriotes, la banque Hellenik… le CIC, qui envoie à son tour Etna Industrie sur les roses.
C’en est trop. Etna Industrie dépose plainte pour escroquerie. Mais le CIC refuse de restituer les 100 000 euros évaporés à Chypre par l’entremise de la banque Hellenik, estimant que tout ça est de la faute du titulaire du compte à l’origine de la demande de virement. Certes, la chef comptable s’est fait avoir bien malgré elle, mais l’escroquerie n’aurait pas été possible sans les négligences de la banque, au cœur de ce procès.
Premièrement, il s’avère que la chef comptable de la PME n’avait pas de pouvoir de signature des virements qu’elle a ordonné « pour ordre » de sa présidente. La banque avait bien une vieille autorisation de signature d’une précédente directrice de l’entreprise, mais elle n’était plus valable. C’est ce qu’a plaidé Maître Hélène Feron-Poloni pour le compte de sa cliente, sur la base des articles L133-18 (la banque rembourse en cas de fraude signalée), L133-23 (la banque doit prouver la validité d’un paiement contesté par le client) et L133-24 (le client doit signaler au plus vite l’erreur ou la fraude dont il demande remboursement) du Code monétaire et financier.
Deuxièmement, la banque n’a pas respecté les obligations de vigilance qui lui sont imposées par la loi dans le cadre des dispositifs de lutte anti-blanchiment, plaide encore Maître Hélène Feron-Poloni. Parmi ces obligations légales, il est clairement indiqué à l’article L561-10-2 du Code monétaire et financier que les employés de banque « effectuent un examen renforcé de toute opération particulièrement complexe ou d’un montant inhabituellement élevé ou ne paraissant pas avoir de justification économique ou d’objet licite. Dans ce cas, ces personnes se renseignent auprès du client sur l’origine des fonds et la destination de ces sommes ainsi que sur l’objet de l’opération et l’identité de la personne qui en bénéficie ». C’est précisément ce que le CIC aurait dû faire, et qu’il n’a pas fait, en présence d’une demande de virement précipitée pour financer une fumeuse opération financière à Chypre, où la PME industrielle n’avait aucune activité régulière.
Ne pouvant nier la négligence dans ses obligations de lutte anti-blanchiment, qui s’appliqunt d’ailleurs à bien d’autres métiers que la banque (selon l’article L561-2 du Code monétaire et financier), le CIC sort son Joker et demande, tout simplement, à ce que ses clients ne puissent « opposer au CIC les dispositions légales relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux ».
Sous-entendu, « Si les clients commencent à reprocher aux banques toutes leurs infractions aux réglementations, on n’est pas sorti de l’auberge ». Imaginez que les victimes d’Alternext et commencent à reprocher aux gérants de FCPI les valorisations fantaisistes de leurs participations, ou se retournent vers les banques dépositaires pour mettre en cause leur défaut de contrôle des sociétés de gestion ? Vous n’y pensez pas.
Hé bien si, justement, il faut y penser. Car derrière leur côté abstrait pour le commun des mortels, les réglementations bancaires ne sont pas seulement des préconisations « d’ordre organisationnel » sans conséquence pour les clients et les épargnants. Et contrairement à ce que voudraient faire croire les banques, les infractions à ces réglementations causent bien un préjudice aux clients.
Les juges l’ont bien compris. Dans son jugement du 30 octobre 2014 (n° RG 2013075398), la 6ème chambre du Tribunal de Commerce de Paris a condamné le CIC à rembourser les 100 000 euros escamotés à sa cliente, avec intérêts, plus 5000 euros de frais d’avocats (article 700 du Code de procédure civile), avec exécution provisoire du jugement (c’est-à-dire l’obligation pour la banque de payer même si elle souhaite contester le jugement devant la Cour d’appel).