Épisode 3 sur 4. Virtu n’avait de vertu que le nom. A moins que cette obscure société de trading à haute fréquence n’ait la vertu d’illustrer en quoi le boursicotage à la vitesse de la lumière est une technique de fraude boursière massive et incontrôlable par les autorités, de leur propre aveu. À l’occasion de ce dossier sur le trading à haute fréquence, Deontofi.com revient sur une décision de la Commission des sanctions de l’AMF contre Euronext et cet opérateur de trading à haute fréquence, condamnés à 5 millions d’euros d’amendes chacun en décembre 2015.
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- Trading haute fréquence: un trou noir de fraudes boursières à la vitesse de la lumière
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- Comment Bercy protège Euronext des enquêtes sur ses pratiques anticoncurrentielles
La lecture de cette décision croustillante nous apprend beaucoup sur les mœurs et nuisances du trading à haute fréquence (THF en français, ou HFT en anglais pour high frequency trading), en éclairant les complicités entre les As de la spéculation électronique et les sociétés gérant les Bourses électroniques, comme Euronext.
Dès l’exposé des faits, on comprend qu’avant, les gens bien élevés ne passaient pas d’ordres de Bourse pour le plaisir, mais dans l’espoir qu’ils soient exécutés. Puis, le THF est arrivé, et les ordinateurs d’Euronext ont été submergés par des avalanches d’ordres non exécutés aussitôt retirés, visiblement destinés à engorger le marché. Euronext a donc imposé des pénalités aux opérateurs professionnels s’ils passaient trop d’ordres par rapport à ceux réellement exécutés. Pénalité si moins de 10% des ordres étaient exécutés en janvier 2008, puis si moins de 3,33% des ordres étaient exécutés, puis si moins de 1% des ordres étaient exécutés. En clair, les robots exécutant des algorithmes de trading à haute fréquence annulent aussi vite plus de 99% des ordres qu’ils passent en rafales.
Par ailleurs, Euronext encourage certains opérateurs à améliorer la liquidité de certains titres ne faisant pas toujours l’objet d’un volume de transaction assez important, en contrepartie d’avantages tarifaires, ce qui exclut par principe les 100 actions les plus liquides de l’indice Euronext 100. Comme on l’a compris avec l’enquête étouffée de la répression des fraudes sur l’opacité des pratiques d’Euronext, « les tarifs applicables aux apporteurs de liquidité ne sont pas décrits dans la grille tarifaire d’Euronext ».
Ce détail est fascinant, car il résume le pouvoir d’opacité de l’industrie financière. On peut admettre qu’un commerçant ne divulgue pas les remises accordées à ses bons clients, mais c’est incompatible avec le commerce d’Euronext, consistant à faire fonctionner une place de marché réglementée respectant les obligations de transparence et d’équité des investisseurs. C’est tout le dilemme de la déréglementation et de l’autorégulation dont on connaît l’échec (lire la contribution de Déontofi à La Revue Ethique Publique). Avant la privatisation de la Bourse de Paris, on considérait en effet que l’organisation du marché relevait d’un service public qui ne pouvait sans danger être livré aux règles obscures du commerce et de la concurrence déloyale.
Virtu a racheté en 2011 une autre société américaine de THF, Madison Tyler, avec sa filiale irlandaise Madison Tyler Europe (MTE), titulaire d’un contrat tout à fait singulier avec Euronext, lui permettant d’installer directement ses ordinateurs de spéculation dans le même bâtiment que les ordinateurs de cotation d’Euronext, à Aubervilliers. Le fait que les transactions de la Bourse de Paris soient réalisées dans ses ordinateurs d’Aubervillliers est un des secrets dont la révélation dans L’Expansion m’avait déjà valu une colère de son patron, il y a une vingtaine d’années.
En branchant son ordinateur de trading directement sur l’ordinateur de cotation d’Euronext, l’opérateur de trading haute fréquence reçoit les données de marché avant tout le monde et peut passer ses ordres avant tout le monde. Une aubaine !
En résumé, il connaît les cours et peut passer ses ordres avant les autres investisseurs dont il voit le jeu, c’est-à-dire les offres et les demandes en attente. Il peut les leurrer en plaçant et en annulant des quantités d’ordres trompeurs, juste pour profiter de leur désorientation et ramasser la mise, un peu comme ces jeux de bonneteau dans lesquels les touristes se font plumer par un tour de passe-passe faisant disparaître leur mise.
L’arbitrage boursier est un jeu très basique : le robot compare les cours d’une même action cotée sur différentes Bourses électroniques, en cas d’écart entre les deux places de cotation, il vend l’action qui cote un centime de plus et l’achète en même temps sur le marché où elle cote un centime de moins. Virtu réalise plus de 80% de ces achat-vente en moins d’une seconde. Quand on connaît les cours avant les autres et qu’on peut leur passer devant pour acheter ou vendre, la martingale fonctionne à merveille : ces opérations sont gagnantes neuf fois sur dix.
Le plus fort est que cette fraude est indétectable. Le gendarme boursier est tombé dessus par hasard, en marge d’une enquête sur un autre intervenant suspecté de manipulation de cours. C’est là que l’Autorité des marchés financiers découvre « les interventions de MTE qui « émett[ait] à haute fréquence des ordres dont seule une très faible proportion était exécutée mais qui représentaient une part très significative du carnet d’ordres » et qui étaient susceptibles de constituer une manipulation de cours. ».
Sur ce constat, l’AMF ouvre une enquête le 8 juillet 2011 sur les manipulations de cours potentielles de MTE (Virtu) concernant 27 actions depuis le 15 février 2009 : Sanofi, Total, France Télécom, Danone, Gaz de France (devenue Engie), LVMH, Bouygues, Peugeot, Vivendi, Vinci, EDF, Alstom, Crédit Agricole, L’Oréal, Schneider Electric, Saint-Gobain, Renault, EADS, Accor, Carrefour, Essilor, Lafarge, STMicroelectronics, AXA, PPR (devenue Kering), Michelin et Cap Gemini.
Mais le gendarme avoue aussitôt son impuissance vis-à-vis des fraudes massives au trading haute fréquence, comme l’explique la Commission des sanctions de l’AMF elle-même : « Compte tenu du volume de données concernées, de l’impossibilité de récupérer des données complètes et fiables sur une longue période, notamment auprès des plateformes BATS, Chi-X et Turquoise, et de la difficulté de l’exercice de synchronisation de données provenant de plusieurs sources paramétrées suivant des échelles de temps distinctes, le périmètre de l’enquête a été réduit à la période du 21 juillet 2009 au 2 septembre 2009, soit 32 séances de bourse ».
Alors que les avantages anti-concurrentiels accordés par Euronext à Virtu lui ont probablement permis de jouer à ce bonneteau entre mars 2009 et juin 2010, soit au moins 250 jours de Bourse, et que presque tout le gratin du CAC 40 a été touché, l’enquête détaillée ne pourra finalement porter que sur une seule journée, le 28 août 2009, et une seule action, EdF.
Les avantages anti-concurrentiels accordés par Euronext à Virtu ne se limitaient pas à lui accorder un accès plus rapide au marché, mais aussi à l’exonérer des pénalités imposées à ses concurrents, quand ils annulent plus de 99% de leurs ordres, soit un cadeau estimé à 19,16 millions d’euros entre mars 2009 et juin 2010.
La Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers explique ici très clairement comment les pratiques anti-concurrentielles d’Euronext favorisent les manipulations de cours du trading haute fréquence, pénalisant doublement les concurrents de Virtu et l’ensemble des investisseurs.
Cette pratique est en infraction avec l’article L421-11,I-1° du Code monétaire et financier, en « vertu » duquel, Euronext devrait : « Détecter, prévenir et gérer les effets potentiellement dommageables, pour le bon fonctionnement du marché réglementé ou pour les membres du marché, de tout conflit d’intérêts entre les exigences de bon fonctionnement du marché réglementé qu’elle gère et ses intérêts propres ou ceux de ses actionnaires ».
En mettant fin au monopole de service public des marchés réglementés, la directive européenne sur les marchés d’instruments financiers de 2007 (directive MIF), a favorisé la concurrence entre les Bourses électroniques.
Dans sa volonté de favoriser les opérateurs de trading à haute fréquence, Euronext s’est clairement livré à des pratiques anti-concurrentielles déloyales et totalement opaques en faveur de Virtu, comme l’observe l’Autorité des marchés financiers, et comme on l’apprendra dans une autre affaire opposant la société Alter Nego à Euronext.
Les détails exposés dans la suite du jugement donnent le tournis. Au bout du compte, les deux piliers de cette manipulation de marché, Euronext et Virtu, sont condamnés à 5 millions d’euros d’amende chacun. Mais qu’est-ce qu’une amende de 5 millions d’euros au regard des profits réalisés par ces sociétés, grâce au bonneteau des manipulations de cours indétectables du trading à haute fréquence, permises par les pratiques anti-concurrentielles des entreprises de marché ?
Depuis, Virtu Financial Inc, est devenue une prospère société de trading à haute fréquence installée dans 36 pays où elle développe ses activités de teneur de marché sur 12 000 instruments financiers dont elle assure la cotation et la liquidité, en proposant en permanence des prix de vente et prix d’achat pour réaliser sa marge sur l’écart entre ces deux cours, grâce à ses martingales.
La société cotée au Nasdaq (code VIRT), avec une valeur boursière de 2 milliards de dollars, vient d’annoncer le rachat de son concurrent KCG Holdings pour 1,4 milliard. Ce ne sont pas quelques millions d’amendes qui freineront son appétit, tant que l’essentiel de ses activités échappent à tout contrôle et passent même entre les mailles du filet en cas de contrôle.
Après tout, c’est peut-être une bonne affaire ! Si personne ne peut s’opposer aux méthodes frauduleuses d’enrichissement des sociétés de trading à haute fréquence, et que les autorités n’ont même pas les moyens de les contrôler, les épargnants opportunistes pourraient vouloir eux aussi tirer profit de ce bonneteau frauduleux. Comme dit le proverbe américain, « if you can’t beat them join them » : « si vous ne pouvez les battre, rejoignez-les ».
Plus sérieusement, cette affaire reste triplement choquante car elle expose l’opacité du trading haute fréquence, ses fraudes banalisées et incontrôlables, les cachoteries d’Euronext pour les favoriser, et la connivence du ministère des finances pour étouffer les enquêtes sur ses pratiques anticoncurrentielles.
Premièrement, elle illustre à quel point le trading haute fréquence est incontrôlable par les autorités de tutelle comme par la justice. On l’a vu aussi dans l’affaire des pertes de la Société générale dans le dénouement des opérations spéculatives de Jérôme Kerviel. La justice est incapable de contrôler les transactions effectuées pour déboucler ces positions en Asie dans la nuit du dimanche au lundi 22 janvier 2008, pour vérifier la version des faits donnée par la banque et recalculer ses pertes.
Deuxièmement, l’affaire Virtu-Euronext montre que l’opacité du trading haute fréquence dissimule une véritable organisation de manipulation de marché, aggravée par la connivence des places boursières comme Euronext en accordant aux opérateurs de THF des avantages et coupe-files au détriment de la transparence et de l’égalité de traitement des investisseurs.
Troisièmement, et c’est encore plus inquiétant, l’affaire Euronext-Virtu illustre l’emprise incroyable du lobby financier sur le ministère des finances et sa capacité à empêcher toute enquête de la direction des fraudes et de la concurrence sur les pratiques déloyales d’Euronext.
Comment se fait-il en effet qu’aucune enquête n’ait été menée par la direction de la concurrence et des fraudes à partir des éléments mis à jour par l’AMF ?
Les faits sont bien là: Euronext a facilité les manipulations de marché du trading haute fréquence, en leur accordant des avantages relevant de pratiques anti-concurrentielles, selon les termes mêmes de la sanction de l’Autorité des marchés financiers.
Si la direction de la concurrence et des fraudes était informée de pratiques commerciales visant à privilégier certains clients pour en écarter d’autres dans le secteur des télécoms ou des yaourts, nul doute qu’elle enquêterait pour appréhender l’étendue de ces pratiques.
Ce n’est manifestement pas le cas face aux pratiques anticoncurrentielles des entreprises de marché comme Euronext pour favoriser certains opérateurs de trading à haute fréquence.
Depuis cette affaire, le pouvoir d’enquête de la direction de la concurrence semble totalement muselé et neutralisé par le ministère des finances en matière de trading haute fréquence. Bercy déploie même une énergie considérable pour étouffer la seule enquête entamée par la répression des fraudes pour mettre à jour les pratiques anticoncurrentielles d’Euronext, comme en témoigne l’obstruction scandaleuse aux injonctions du Conseil d’Etat révélés par Deontofi en exclusivité.
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Sacrée accélération. il y a un blog intéressant qui parle de la genèse de l’électronique de marché avec l’introduction du trading haute fréquence (http://verbumthemis.blogspot.fr/p/chronologie_2.html). En regardant de plus près, on se rend compte que tout aurait pu être encadré dés le départ mais que pour des considérations d’ordre pécuniaire…
Je comprends mieux la mise à mort de tout une catégorie d’intervenant de marché. Pire qu à Stalingrad !
J ai quand même du mal avec la position de l’AMF et d’Euronext. Paris ne s’est pas fait en un jour.
L’amende est indolore pour Euronext et celle infligée à Virtu est inférieure à l’avantage dont il a bénéficié… Faut-il en rire ou en pleurer ? L’AMF s’est donnée bonne conscience mais n’a rien fait pour encadrer en amont ces pratiques dont elle est en réalité complice puisque l’annulation de 99 % d’ordre est parfaitement légale.