Dans « Mon amie c’est la finance ! Comment François Hollande a plié devant les banquiers » les journalistes Adrien de Tricornot (Le Monde), Mathias Thépot (La Tribune) et Franck Dedieu (L’Expansion / L’Express), avec le professeur Gaël Giraud (Sorbonne, CNRS…), démontrent comment le lobby bancaire a sabordé la loi de séparation des activités spéculatives promise par François Hollande. Infos notables et morceaux choisis.
Deuxième partie : Le complot des banques contre la séparation de leurs activités spéculatives
Après les éléments factuels et chiffrés sur les enjeux de la séparation bancaire au regard du soi-disant modèle français de banque universelle (lire Les secrets inavouables de la fausse loi de séparation bancaire), examinons la façon dont le lobby bancaire a pris la main sur l’administration et le corps législatif pour s’approprier le projet de loi de séparation bancaire, et le détourner de sa vocation initiale, à son profit.
Il faut d’abord relire avec un autre regard le discours de campagne électorale du candidat François Hollande, le 22 janvier 2012 au Bourget : « Mon véritable adversaire, annonce le futur président. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. Sous nos yeux, en vingt ans, la finance a pris le contrôle de l’économie, de la société, et même de nos vies (…) Ainsi la finance s’est affranchie de toute règle, de toute morale, de tout contrôle » (p.31).
S’il a pu induire en erreur sur la capacité d’un quelconque président de la République à imposer ses choix aux banques, le discours du candidat Hollande demeure d’une grande clairvoyance sur le pouvoir réel de cet adversaire désigné des citoyens. Il le dit : le monde de la finance n’est « pas élu, et pourtant il gouverne ». Le destin de sa promesse électorale lui donnera au moins raison sur ce point.
Revenons sur ce point 7 des promesses électorales de François Hollande : « Je séparerai les activités des banques qui sont utiles à l’investissement et à l’emploi, de leurs opérations spéculatives. J’interdirai aux banques françaises d’exercer dans les paradis fiscaux. Il sera mis fin aux produits financiers toxiques qui enrichissent les spéculateurs et menacent l’économie » (p.32). Et admirons maintenant la maestria avec laquelle les lobbies bancaires ont comploté, entre l’élection au pouvoir (presque) suprême du promoteur de ce projet, le 6 mai 2012, et ce qu’il en reste dans la « loi n° 2013-672 du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires ».
Sur le fond, la séparation des activités spéculatives est justifiée, compte tenu de leur rôle et leur impact dans la crise bancaire de 2008. Les Etats-Unis avaient tiré les conséquences de la crise de 1929, ayant des origines comparables, pour séparer les activités de marché et de dépôts-crédits, par le fameux Glass-Steagall Act de 1933, que le président Bill Clinton avait fini de démanteler en 1999 sous la pression des lobbys bancaires américains (p.39). Entre temps, cette séparation « nous a valu 60 années sans la moindre crise bancaire systémique », rappelle Gaël Giraud (p.14).
Cette mesure salutaire est soutenue par l’opinion publique. La séparation des activités bancaires est « plébiscitée dans son principe par 84% des personnes interrogées selon un sondage Ifop publié en juillet 2012 » et que même « 51% des cadres bancaires seraient favorables à une scission des activités de marché et de crédit-dépôt, selon une enquête de Michael Page publiée dans l’Agefi en novembre 2012 ». (p.33).
Les auteurs de « Mon amie c’est la finance ! » ont bien compris que « les réformes, la diminution d’un endettement garanti par l’Etat, la lutte contre les abus de position dominante, la compétitivité salariale : ces mots que les dirigeants de banque ont souvent à la bouche, c’est pour les autres » (p.44). Une posture d’autant plus stratégique que le lobby bancaire est l’avant-garde du patronat, auquel le Médef est lui-même est inféodé. Il faut dire que « Si tant de grands groupes industriels réussissent à réduire leur taux effectif d’imposition à 8% (comme les banques elles-mêmes), c’est grâce à la complicité de ces dernières, au jeu comptable des prix de transfert et aux paradis fiscaux », comme le note avec justesse l’économiste Gaël Giraud dans son introduction (p.20).
Pour dissuader la nouvelle majorité au pouvoir de concrétiser sa promesse électorale de séparation des activités bancaires, les lobbies du secteur en appellent d’abord à la souveraineté nationale. « La banque de marché est aussi importante pour le bon fonctionnement de l’économie d’un pays que pour sa souveraineté économique », déclare la porte-parole de la Fédération bancaire française, Ariane Obolensky, dans Le Monde du 4 avril 2012. « C’est la guerre avec les Etats-Unis. C’est une histoire de souveraineté. A vous de voir jusqu’à quel point vous êtes prête à perdre la souveraineté européenne », expliquera en juillet 2012 Michel Pébereau, président d’honneur de la BNP Paribas, à la député PS Karine Berger, partisane d’une vraie séparation bancaire et rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale (p.65).
Deuxième acte, le lobby bancaire doit gagner du temps pour agir en coulisse. Il demande et obtient le report du processus législatif nécessaire à son entreprise. Le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, déclare le 15 mai 2012 dans Les Echos « je recommande d’éviter la précipitation sur le sujet de la séparation des activités » (p.77). Les banquiers vont obtenir bien plus qu’un délai, ils vont pouvoir participer eux-mêmes à l’élaboration de la loi dans le cadre du Conseil de régulation financière et du risque systémique (Corefris), créé fin 2010 à l’initiative du ministère des finances et vite rebaptisé « commission Pébereau ». Outre des hauts fonctionnaires réputés indulgents avec les financiers, on y désigne deux banquiers acquis au lobby : Jean-François Lepetit, administrateur de BNP Paribas, auteur en 2010 d’un rapport sur le risque systémique déconseillant toute séparation des activités bancaires ; et surtout Jacques de Larosière, ex-directeur du Trésor, ex-gouverneur de la Banque de France, ex-directeur général du FMI et officiellement conseiller de Michel Pébereau depuis 1998 (p.78-79).
Bien sûr, on ne peut laisser un tel projet entre les seules mains du ministère des finances. Des auditions sont menées en parallèle à Matignon, par le nouveau conseiller technique au financement de l’économie du premier ministre Jean-Marc Ayrault, Nicolas Namias, fraîchement débauché du groupe BPCE (Banques Populaires Caisses d’Epargne) (p.88).
Une mascarade de démocratie pointée du doigt par les observateurs avertis. « En France, on a lancé une consultation visant à demander aux banques ce qu’elles pensent de l’organisation des banques », résume Jérôme Cazes, ancien directeur général de la Coface, ancien groupe public d’assurance-crédit, privatisé en 1994 et racheté par la banque Natixis en 2002 (p.83).
Alors que l’été 2012 touche à sa fin, le lobby bancaire change de tempo. Après les délais nécessaires à la formation du complot, il faut agir assez vite pour ne pas laisser les autres projets étrangers de séparation des activités bancaires influencer la législation française.
Au Royaume-Uni, le rapport Vickers, publié en septembre 2011, prévoit de cloisonner les activités bancaires au sein d’un même établissement et de sanctuariser la banque de dépôt…même si ces dispositions ne doivent prendre effet qu’à partir de 2019 (p.70).
Aux Etats-Unis, la règle Volcker, en préparation depuis 2010, prévoit d’interdire aux banques certaines activités pour leur compte propre, en dissociant notamment les activités spéculatives pour compte propre (paris bousiers purs sur le capital de la banque) et celles présentées comme relevant du service aux clients, notamment la tenue de marché (paris boursiers sur le capital de la banque ayant parfois pour contrepartie des opérateurs non-financiers) (p.71). Une frontière floue dont profitent d’ailleurs les lobbies bancaires américains pour désamorcer aussi cette séparation bancaire à leur façon. « Les arrogants de Wall Street disent que c’est un jeu d’enfant de camoufler un trading pour le compte propre de la banque en un trading client », explique par exemple le journaliste américain Robert Kuttner, fondateur du magazine The American Prospect (p.86).
Mais le lobby bancaire français veut surtout prendre de vitesse le projet de séparation bancaire européen. Depuis février 2012, la Commission européenne a confié au gouverneur de la banque centrale de Finlance, Erkki Liikanen, un groupe de travail sur les réformes nécessaires pour réduire les risques de crise bancaire et financière.
Le rapport Liikanen, remis au commissaire européen Michel Barnier le 2 octobre 2012. Il présente une troisième voie par rapport à la règle Volcker aux Etats-Unis et à la commission Vickers en Grande Bretagne, en préconisant la création de filiales de marché qui pourront rester dans le giron des banques mais devront avoir des fonds propres suffisants, sans pouvoir s’appuyer sur les dépôts ou les capitaux propres de la banque commerciale (p.83). Le rapport précise, page 7, que « la séparation proposée concerne à la fois le trading pour compte propre et la tenue de marché, évitant ainsi l’ambiguïté de la définition séparant les deux activités ». Ses recommandations concerneraient « vingt à cinquante fois plus d’activité de marché que la loi française » selon l’analyste financier Christophe Nijdam, analyste financier du cabinet Alpha Value et ancien co-fondateur de l’activité de produits dérivés pour le CCF (devenu HSBC France) (p.41). S’il était appliqué en France, ce projet Liikanen aurait conduit par exemple à séparer 26 fois plus d’activités de marché de la BNP que celles concernées par la loi française « dite de séparation bancaire », selon les calculs de Christophe Nijdam, (p.87).
Pour discréditer cette menace, le Financial Times publie le 26 septembre 2012 un pamphlet à portée européenne, rédigé par le lobbyiste Jacques de Larosière, contre la séparation des activités bancaires. Le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, déclare ensuite dans L’Est républicain que « certaines activités de marché sont nécessaires à l’économie et nos banques doivent les poursuivre. Nous ne pouvons pas dépendre de banques de Wall Street pour financer nos entreprises ». Le ministre de l’économie Pierre Moscovici finit lui-même par se soumettre à cette opinion en déclarant sur France 3, le 8 octobre 2012, que « si on sépare, on risque de fragiliser les deux activités » (p.81).
In the pocket ! C’est dans la poche, comme on dit. Il n’y aura de séparation que le nom, l’essentiel des activités spéculatives restant bel et bien au sein des banques. Parmi les experts auditionnés avant l’adoption finale du texte, certains s’indignent de cette supercherie.
Les auteurs de « Mon amie c’est la finance ! » relatent un échange surréaliste à ce propos. Le secrétaire général de l’ONG Finance Watch, Thierry Philipponnat, ancien trader chez UBS et BNP Paribas, pointe cet écueil lors de son audition sur le projet de loi par des conseillers du ministère des finances à qui il demande pourquoi la loi ne prévoit pas de séparation claire des activités bancaires comme le projet l’annonce. « Mais pourquoi devrions-nous les séparer ? », répond un fonctionnaire du Trésor. « Dans ce cas, changez au moins le titre de la loi », suggère Thierry Philipponnat (p.97).
Lors de son audition à l’Assemblée nationale, l’économiste Laurence Scialom, dénonce aussi cette tartuferie démocratique : « si l’on ne sépare pas plus que ce qui est prévu dans le projet de loi, il faut retirer de son intitulé le terme « séparation ». C’est une question de transparence du législateur vis-à-vis du citoyen », témoigne-t-elle (p.106).
Rien n’y fait. Le tour est joué… Le lobby bancaire a gagné sur tous les tableaux : une loi sans séparation des activités spéculatives mais avec la couleur d’une séparation (dans le titre) qui lui permet de faire bonne figure en repoussant d’avance le projet de séparation européen. Ce qui fait dire aux auteurs qu’en matière de règlementation financière « le couple franco-allemand – sous la pression des banques – aura été le meilleur frein de l’Europe, non son moteur » (p.42).
Comment un tel complot contre la volonté des électeurs et des élus est-il possible en France ? « Cette réforme à minima démontre que la collusion entre les banquiers, la haute fonction publique et les politiques est toujours aussi forte », répond Jean-Paul Pollin, professeur de finance réputé, aussi réfléchi que modéré (p.127).
Collusion ? « Entente secrète entre deux ou plusieurs personnes pour nuire à un tiers ». Il y va fort le prof ! On n’est quand même pas dans un pays rongé par la corruption dont le pouvoir politique s’achète facilement. Effectivement, c’est plus subtil. « Il n’y a plus en France de cloison étanche entre la haute finance privée et la haute finance publique, analyse l’économiste Gaël Giraud. Toutes deux sont peuplées par les mêmes personnes, qui courent le risque de confondre allègrement le pouvoir administratif au service de l’intérêt général avec un pouvoir discrétionnaire au service des intérêts de court terme du secteur bancaire » (p.18).
Mais enfin ! Il ne suffit pas d’avoir été à l’école avec un futur haut fonctionnaire, ou d’avoir partagé le même bureau dans le même cabinet ministériel, pour s’assurer ses faveurs ! Là aussi, la carotte est ailleurs. « Beaucoup de fonctionnaires du Trésor aspirent à quitter la fonction publique pour rejoindre les milieux financiers, alors dans leurs fonctions ils ménagent logiquement leur futur employeur », explique Gaël Giraud (p.155). Le secrétaire général adjoint de l’Elysée qui donnait ses consignes aux députés de la majorité sur la loi de pseudo-séparation bancaire, Emmanuel Macron, jeune et brillant énarque-inspecteur des finances, est lui-même passé par la Banque Rothschild depuis 2008 (p.110).
L’ex-secrétaire d’Etat au Commerce extérieur de Nicolas Sarkozy, Pierre Lellouche, confirmait cette porosité dans un aveu public à l’Assemblée nationale, le 12 février 2012 : « lorsque j’étais à Bercy, au milieu de cette crise, j’avais proposé au gouvernement et au président de la République de l’époque d’introduire un Glass-Steagall Act à la française, expliquait-il. Immédiatement, je me suis vu opposer par les milieux concernés l’argumentaire que vous développez aujourd’hui », confiait-il au ministre des finances Pierre Moscovici, confirmant implicitement qu’un tel projet n’est pas plus à la portée d’une majorité de droite que de gauche.
François Hollande l’avait bien dit : le monde de la finance n’est « pas élu, et pourtant il gouverne ». Certes, il n’était pas le premier à s’en rendre compte. Deux siècles avant lui, le troisième président des Etats-Unis, Thomas Jefferson, partageait la même consternation dans une correspondance du 28 mai 1816 avec son ami le sénateur de Virginie John Taylor, en concluant « je crois sincèrement, comme vous, que les établissements bancaires sont plus dangereux que des armées en ordre de bataille » (cité par Gaël Giraud p.9).
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