Avec plus de 260 millions de « wallets » (porte-monnaies) opérationnels, la monnaie digitale chinoise dépasse déjà les cryptos (107 millions de clients)

Bien avant l’invasion russe en Ukraine, des citoyens du monde se sont régulièrement trouvé piégés par les fragilités, contraintes ou naufrages de leur système monétaire et bancaire. En Argentine avec la dévaluation du peso argentin divisé par 4 en 2002 ; au Liban, pillé par ses élites, dont la livre libanaise s’est écroulée de 95% au marché noir depuis 2020 ; en Turquie où la dictature d’Erdogan a fait chuter la livre de 90% en 11 ans, et dans bien d’autres pays dont les citoyens, l’économie et la monnaie sont malmenés ou pris en otage, l’appétit pour une vraie monnaie, réserve de valeur et moyen de paiement permettant les échanges et les projets, est bien réel.

Pour certains citoyens de ces pays, faute de mieux, le Bitcoin ou d’autres cryptos peuvent apparaître comme des solutions à la dislocation monétaire. Dans le cadre des débats parlementaires en cours aux Etats-Unis sur la supervision des cryptos, une vingtaine d’activistes défenseurs des droits humains de pays défavorisés (dont Garry Kasparov pour la Russie), ont adressé une lettre ouverte en ce sens aux élus américains.

Mais gare aussi aux déceptions, car on ne compte plus les Libanais, Argentins ou Turques victimes d’escroqueries en croyant que le Bitcoin mettrait leurs économies à l’abri. Dans la plupart des cas, la perte de confiance dans la monnaie d’un pays se traduit par une fuite des capitaux qui passe par leur conversion en devises « fortes », c’est-à-dire en dollars ou en euros. N’en déplaise à leurs détracteurs.

La tragédie des peuples ukrainiens ou russes, tous deux pris en otage par la dernière folie de Putin, témoigne du désarroi créé par la destruction des monnaies et systèmes bancaires fiables, et alimentent à leurs tours des espoirs de refuge dans des moyens de paiement et de réserve alternatifs, comme le Bitcoin et autres cryptos. Sans convaincre.

« Les cryptos ne sauveront pas les Russes de la banqueroute », titrait récemment un article de notre confrère Nessim Aït-Kacimi dans Les Echos.

« Le montant quotidien des transactions a été multiplié par trois depuis la guerre mais pour s’établir à 3 milliards de roubles (30 millions de dollars) sur la paire rouble-bitcoin, selon Kaiko Research. Même à l’étranger, sur Binance , la première plateforme mondiale, seuls 1.800 bitcoins ont été échangés contre des roubles entre le 20 et 28 février, pour un montant global de 80 millions de dollars », écrivait-il le 6 mars 2022.

En pratique, le Bitcoin n’est qu’un gadget parmi d’autres, dans le système débrouille que les victimes de monnaies fantoches sont obligées d’inventer pour s’adapter. « Dès les premières sanctions, ma mère a dit : “Surtout, fais le plein de médicaments”, raconte Youlia, une ingénieure moscovite, qui préfère garder l’anonymat, dans un récent article du Monde sur l’écroulement monétaire russe. Nous avons vite compris qu’elle avait raison : tout ce qui vient de l’étranger va bientôt manquer. » Pour protéger ses économies face à l’effondrement du rouble, la jeune femme de 31 ans s’est précipitée en magasin pour acheter une poignée de bijoux et un ordinateur. « Cela vaudra toujours quelque chose. » Son frère Ivan, lui, s’est tourné vers les cryptomonnaies. « Mais, moi, je n’ai pas confiance. Si notre économie s’effondre, ce n’est pas avec des sous virtuels qu’on achètera du pain. »

Pendant que la communauté crypto s’agite autour du Bitcoin et des pitreries d’Elon Musk, les argentiers du monde entier ont bien compris l’intérêt des monnaies digitales. Des financiers, ingénieurs et juristes, travaillent depuis des années pour déterminer comment mettre à profit les meilleures idées défrichées par les cryptomonnaies libertaires, mais dans un cadre réglementé à grande échelle.

Blockchain, finance décentralisée (DeFi) et monnaies digitales

De nombreuses sociétés technologiques ont déjà créé leurs propres activités de paiements électroniques, supportées par leurs applications, comme Apple Pay, Paypal, Google Pay, Samsung Pay… Sans parler des tentatives avortées de lancement de monnaies numériques concurrentes comme Facebook, avec sa Blockchain Libra en 2019, et demain peut-être avec ses « Zuck Bucks ».

Les leaders mondiaux des paiements électroniques, comme Visa et Mastercard, mais aussi Worldline, numéro 4 mondial du secteur depuis le rachat d’Ingenico en 2020, travaillent pour mettre au point des solutions pratiques, reposant sur les technologies de la blockchain et répondant aux promesses des cryptomonnaies, mais plus sûres, mieux encadrés et réglementées.

« Imaginez que vous partagez l’addition avec des amis, alors que chacun à table utilise une monnaie numérique différente. Ou que vous envoyez des stablecoins à votre ami qui les reçoit ensuite dans la monnaie numérique de sa banque centrale (central bank digital currency, CBDC), le tout en temps réel, sur plusieurs plateformes, par l’intermédiaire d’un seul portefeuille digital », propose par exemple Visa, comme hypothèse de travail d’une de ses dernières études techniques, intitulée « Rendre la monnaie numérique interopérable, pour tous et partout »

Pour les millions d’humains n’ayant pas accès à un compte bancaire, les technologies de la blockchain permettent aussi d’inventer des solutions de paiement pratiques, comme celle déployée par l’ONG Oxfam, UnBlocked Cash, associant des cartes de paiement distribuées à leurs bénéficiaires d’aides, des téléphones mobiles équipés d’un appli d’encaissement distribués aux commerçants, et l’administration du système et des fonds par l’ONG.

Placement vérifié

De son côté, Worldline a créé un crypto-placement sur des pièces d’une once d’or, baptisé DaVinciGold Coin, début 2021 en partenariat avec le fondeur helvético-luxembourgeois GGCC (Gold Global Currency Corp. Luxembourg). « Première en son genre, cette solution permet aux consommateurs d’acquérir, de thésauriser et de vendre de façon simple et sûre des pièces d’or physique frappées d’un poinçon », précise Worldline.

« Crypto-placement sur l’or avec un partenaire helvético-luxembourgeois » ? A priori de quoi faire bondir Déontofi. Mais pas là. Car cette blockchain repose sur un principe simple et intelligent : une certification tripartite. D’un côté le fondeur GGCC produit et vend ses pièces d’or, « sonnantes et trébuchantes », selon l’expression des changeurs médiévaux. D’un autre côté, Worldline émet des crypto-jetons sur une blockchain, représentatifs de ces pièces d’or. Mais qui est le tiers de confiance ? Qui certifie qu’il y a bien une pièce en face de chaque jeton ? Le marchand d’or ? L’émetteur de crypto ? Ni l’un ni l’autre, bien sûr, sinon fuyez.

« Dans une blockchain, il faut toujours distinguer le donneur d’ordre de celui qui opère la technologie, sinon il est juge et partie », explique Nicolas Kozakiewicz, directeur de l’innovation de Worldline, ex. start-upper, professeur et vulgarisateur de la blochchain et des cryptos, à l’école Polytechnique comme sur les médias sociaux. En l’occurrence, c’est la Brink’s, célèbre société de transport et protection de valeurs. « Quand la Brink’s nous certifie avoir reçu 100 pièces d’or, nous créons 100 token représentatifs de ces pièces numérotées », résume Nicolas Kozakiewicz.

« La plateforme Digital Asset Management (DAM) de Worldline a d’abord été utilisée pour les stablecoins et les monnaies digitales de banques centrales », explique encore le directeur de l’innovation du groupe. Car les monnaies digitales ont bien plus d’avenir que les faux-jetons.

CBDG Central Bank Digital Currencies, monnaies digitales légales

Dans chaque pays qui en est doté, la banque « centrale » joue en principe un rôle de régulateur de la monnaie, notamment par la fixation des taux d’intérêt, la supervision des banques et de leur création de monnaie par le biais du crédit. Instituts d’émission des monnaies légales de leur pays, les banques centrales sont particulièrement intéressées par les progrès et possibilités des monnaies digitales « légales », tout en observant avec prudence la prolifération anarchique de monnaies « privées », comme celles créées par les marchands de cryptos.

La Banque de France (BdF), par exemple, a achevé en décembre dernier une première expérience d’émission d’obligations « numériques » sur une blockchain, souscrites en monnaie digitale légale, en partenariat avec un groupement d’acteurs piloté par HSBC et IBM. L’expérience a permis « de transférer les données relatives aux caractéristiques des titres et de déclencher automatiquement et de manière concomitante la comptabilisation des flux titres, espèces et change, dans les différents environnements », explique la BdF.

La Banque des règlements internationaux (BRI), ou Bank for international settlements (BIS) en anglais, est la banque des banques, fondée à Bâle (Suisse) en 1930, et contrôlée par 63 banques centrales représentant 95% du PIB mondial. Selon une enquête menée par la BRI en 2021 auprès des banques centrales « 86 % d’entre elles étudient activement le potentiel des CBDC, 60 % expérimentent la technologie et 14 % déploient des projets pilotes », explique la banque des banques sur son portail d’innovation dédié à ce sujet https://www.bis.org/about/bisih/topics/cbdc.htm .

Parmi ces projets, celui d’un Euro digital n’est pas attendu avant 2026, selon Fabio Panetta, économiste ancien DG de la Banque d’Italie aujourd’hui membre du directoire de la BCE, cité par SiecleDigital.fr. Ce média dédié à l’actualité numérique citait par ailleurs une récente interview à la télé néerlandaise de la présidente de la BCE, Christine Lagarde, précisant que « le jour où nous aurons la monnaie numérique de la banque centrale, n’importe quel euro numérique, je le garantirai. Donc, la banque centrale sera derrière tout cela. Je pense que c’est très différent » des cryptos, bien sûr, dont la valeur « ne repose sur rien, il n’y a pas d’actifs sous-jacents pour servir d’ancrage de sécurité ».

Les Chinois ont pris de l’avance avec leur yuan digital, ou e-yuan (e-CNY). Lancé discrètement en amont des jeux olympiques, vite éclipsés par la folie de Putin, la monnaie digitale légale chinoise rencontre un meilleur accueil que le Bitcoin salvadorien. Les achats en e-yuan ont dépassé 87 milliards de yuan (12 milliards d’euros) en 2021, et 261 millions de portefeuilles individuels en e-yuan (数字钱包 shuzi qianbao en Chinois) ont déjà été ouverts en Chine, selon un représentant de la Banque du Peuple de Chine (People’s Bank of China –PBOC-), cité mi-mai par l’agence de presse officielle chinoise Xinhua.

Face aux progrès de la finance décentralisée et à la digitalisation des vraies monnaies, l’avenir même des crypto-bidouilles semble de plus en plus embrouillé.

En attendant, on peut toujours trouver toutes sortes de justifications pour étayer la valeur actuelle du Bitcoin, ou extrapoler sur son potentiel futur.

1 BTC à $100 milliards ?

Si le potentiel du Bitcoin correspondait aux besoins de blanchiment dans le monde, par exemple ? Pourquoi ne pas comparer ce besoin au potentiel de ce marché ? Après tout, on a une meilleure idée de la taille du marché mondial du blanchiment « institutionnalisé » effectué par les banques. Si l’on en croit les FinCEN files, le seul blanchiment réalisé par les banques américaines déclaré au tracfin américain aurait atteint 2 100 milliards de dollars ($2.1Trn) en 19 ans (1999-2017).

Si autant d’argent du blanchiment était dérouté vers des bitcoins à l’avenir, quel serait son impact sur la mascotte des cryptos ? Rapide calcul. Le nombre maximum de bitcoins en circulation et à créer est plafonné à 21 millions (sans déduire les jetons perdus). 2 100 000 millions de dollars à blanchir, divisés par 21 millions de Bitcoin, ça fait 100 000 millions de dollars par Bitcoin, soit 1 BTC = 100 milliards de $. Voyez comme on peut échafauder n’importe quelle prévision fantasque sur les perspectives du Bitcoin !

On peut aussi facilement démontrer que ce raisonnement n’a aucun sens. Pas plus que les autres du même genre. Même les Russes ne s’y trompent pas. Les hypothèses retenues oublient toujours les détails d’une réalité plus complexe.

Quant au Bitcoin « placement », il est encore loin de remplir ses promesses de compétitivité et fiabilité par rapport aux nombreux actifs concurrents à disposition des investisseurs.

Sommaire: Bitcoin, saga d’une grande illusion (intro)
1- Le Bitcoin contre l’argent-dette
2- Bitcoin : l’actif sans passif
3- Cryptomonnaies, potentiel d’utilité réel
4- Bitcoin-dette et crypto-banks
5- Vols, pertes : 3 millions de Bitcoins disparus + 7,8 milliards volés en 2021
6- Faille méconnue de la blockchain: crypto risque surprise
7- Quand les cryptos déraillent : le piratage DAO brise la blockchain Ethereum
8- Les cryptos déraillent: 280 millions piégés par erreur de codage
9- Hardfork : le Bitcoin cherche à quelle blockchain croire
10- Hardfork : 7 bébés Bitcoin et des copies dérivées de l’original
11- Milliards de pertes et désolation au cimetière de Cryptoland

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