Les actionnaires salariés ont droit à un traitement à part, plus souvent motivé par l’intérêt des dirigeants de leur entreprise que par celui d’une gouvernance transparente. Le cas spécifique de la Société générale est un exemple assez symptomatique de pratiques partagées par d’autres sociétés du CAC 40, à l’instar de Total, comme l’avait révélé un précédent litige avec le représentant de ses actionnaires salariés.
Alors que la Société générale tenait son assemblée annuelle l’après-midi même, l’Assact SG, association des actionnaires salariés et anciens salariés de la Société générale (Assact SG), réunissait la sienne le matin, mardi 20 mai 2014. Le temps où la banque leur prêtait une salle étant révolu, une trentaine d’adhérents fidèles avait préféré se retrouver dans un cadre plus spirituel, à l’auditorium de l’église Notre-Dame de Pentecôte, sur le parvis de La Défense. Cette assemblée générale de l’Assact SG, à laquelle Deontofi.com était invité, fut l’occasion d’expliquer les détournements de gouvernance des dirigeants de la banque à leur profit, en confisquant le contrôle du fonds d’actionnariat salarié à ses porteurs.
Dans le cas des actionnaires salariés, leurs actions Société générale sont pour l’essentiel rassemblées au sein du fonds E, un fonds commun de placement d’entreprise (FCPE) parmi toute la gamme de fonds plus généralistes auxquels peuvent souscrire les salariés souhaitant mieux diversifier leur patrimoine. Ce fonds E est donc censé exprimer les droits de vote des actions Société générale qu’il détient au nom de ses porteurs, salariés et anciens salariés de la banque. « Le mode d’exercice du droit de vote est curieux, et pas tout à fait conforme au Code monétaire et financier », observe le rapporteur de l’audit mené par l’Assact SG sur ce fonds E, qui préfère garder l’anonymat par crainte de représailles.
En théorie, le Code monétaire et financier actuel prévoit deux modes d’expression du droit de vote des actions détenues via un FCPE d’actionnariat salarié. Soit le fonds est dit « transparent », auquel cas chaque salarié vote directement à l’AG de la société en fonction des titres qu’il possède logés dans le FCPE ; soit le vote est collectif, le conseil de surveillance élu ou désigné du FCPE ayant la charge d’exercer à l’assemblée générale les droits de vote des actions qu’il détient. Le mélange des deux approches est théoriquement interdit, mais comme il a été mis en place dès l’origine du plan d’actionnariat de la Socgen, par Marc Viénot, le président de l’époque, à l’occasion de sa privatisation, il bénéficie d’une « clause de grand-père » qui n’est plus accordée aux FCPE souhaitant adopter ce modèle aujourd’hui. « J’avais évoqué ce problème à l’AMF et à la COB, commente Serge Blanc, secrétaire général de l’Assact et membre de la commission épargnants de l’AMF. Cela avait suscité quelques réponses un peu gênées mais rien de plus. »
Après avoir patiemment disséqué les documents légaux et procès verbaux de ce fonds E et de la Socgen pendant des mois, l’auditeur de l’Assact SG a mis à jour une particularité bien plus étonnante : le tour de magie par lequel la Société générale fait disparaître les votes de ses actionnaires salariés contre certaines de ses résolutions. En théorie, le conseil de surveillance du FCPE est constitué de façon paritaire : 14 membres sont désignés par la direction, 10 par les cinq centrales syndicales représentatives (2 chacune), et 4 membres élus par les porteurs au sein des principales filiales.
La Société générale a donc l’assurance que ses résolutions soient soutenues par au moins la moitié du conseil de surveillance de son fonds d’actionnariat salarié. Et comme les votes ne sont pas à bulletin secret, en cas d’égalité sur une résolution, on suspend la séance et on fait revoter les représentants du FCPE jusqu’à ce que la majorité bascule en faveur de la direction. Jusqu’ici, cela n’a rien de très inhabituel par rapport à la mascarade démocratique de l’actionnariat salarié dans beaucoup d’entreprises.
Un tour de magie et les votes disparaissent !
Arrive le numéro de prestidigitation « En examinant les votes du conseil de surveillance du fonds E depuis 2010, nous avons découvert quelques cas où seuls les 14 représentants de la direction votaient en sa faveur, à égalité avec les 14 représentants des syndicats et des salariés, obligeant le fonds E à l’abstention sur ces résolutions lors des assemblées générales de la Société générale, ce qui équivaut à un vote contre », explique le rapporteur de l’Assact SG. Un véritable enjeu de gouvernance, le fonds E étant un actionnaire stratégique de la banque, avec 8% du capital et 12% des droits de vote. Or, on ne retrouve aucune trace des abstentions qu’il avait l’obligation d’exprimer sur certaines résolutions présentées aux assemblées de la Société générale. « Nous avons épluché les procès verbaux d’assemblée de la Société générale, détaille l’expert, et sur les quatre résolutions concernées en 2010, l’abstention ne dépassait pas 1%, alors qu’elle aurait dû atteindre au moins 12% avec les votes d’abstention du fonds E », et même 20% si l’on rapporte les droits de vote de l’actionnariat salarié aux suffrages exprimés en AG, dépassant rarement 60% de l’ensemble des droits de vote.
Les alibis des suspects évoluent et se contredisent. « Patrick Suet, le secrétaire général de la Société générale [NDLR, et même « responsable de la conformité » selon la banque], nous a dit que le président du FCPE s’était trompé dans l’exercice de ses droits de vote, ce que nie l’intéressé», précise le responsable de cette enquête. Grâce à leur insistance et persévérance, les auditeurs de l’Assact SG ont réussi à consulter les liasses de présence aux assemblées de la Société générale, comme la loi les y autorise. Après quelques heures d’examen méticuleux, ils ont constaté que les pièces justifiant les votes controversés… avaient disparu. Ils ont aussi consulté le service extranet Esalia de la Société générale, où doivent figurer les informations dues aux actionnaires salariés : « depuis trois ans, les procès verbaux sont manquants ou en retard, le rapport annuel 2012 n’était toujours pas disponible en avril 2014 », note l’expert. Pourtant, « dans les vrais procès verbaux du fonds E, il y a effectivement des gens qui s’opposent à certaines résolutions de la direction, mais rien ne sort ! » Et comme par magie, les votes disparaissent !
Au-delà du double hold-up démocratique de la Société générale sur les droits de vote de ses actionnaires salariés, une question taraude les membres de l’Assact SG : « Que nous cache-t-on ? ». Privés d’informations fiables et vérifiables dans ce maquis bancaire opaque, ils listent quelques hypothèses. «Bien que ce soit illicite, la Société générale aurait pu organiser la vente à réméré [NDLR, vente temporaire suivie d’un rachat] des actions détenues par le fonds E, ou un prêt de titres à une autre banque qui en exercerait les droits de vote, mais le fonds E devrait alors toucher une commission qu’on retrouverait dans ses comptes, d’où l’intérêt d’examiner la comptabilité du fonds à laquelle nous n’avons toujours pas accès », déplorent les auditeurs de l’Assact SG.
« Le problème des FCPE est qu’ils n’ont pas de personnalité morale, et n’ont donc pas de commissaires aux comptes, explique Patrice Leclerc, président de l’Assact SG. On avait demandé la création de Sicavas [NDLR Sicav d’actionnariat salarié] pour avoir un commissaire aux comptes, un vrai conseil d’administration et une assemblée générale. Le fait d’avoir une Sicavas apporterait des garanties considérables, dans le cas de la Société générale, l’encours du fonds E est supérieur à 2 milliards d’euros ».
En parallèle de l’audit du fonds E sur le terrain, l’Assact SG cherche des solutions de place à cette faille de l’actionnariat salarié. « L’association a demandé un avis au cabinet de commissaires aux comptes KPMG et en plus de l’enquête de l’AMF nous avons participé à un panel avec son médiateur, détaille Patrice Leclerc. Le problème est que l’AMF n’a pas accès aux services intranet des salariés, mais il y a une enquête en cours, car depuis la directive AIFM les fonds d’épargne salariale sont considérés comme des fonds alternatifs. Personne ne contrôle les votes en AG, poursuit-il. Mais si l’information est fausse, l’AMF peut contrôler pourquoi le taux d’abstention est faux. »
Une source de préoccupation des actionnaires salariés des banques réside aussi dans le cumul des rôles de leur employeur avec ses fonctions de société de gestion, teneur de compte d’épargne salariale, et dépositaire de titres, dont on connaît par ailleurs les défaillances.
« Le Code monétaire et financier prévoit obligatoirement une séparation des rôles, rappelle Patrice Leclerc, tout simplement pour éviter des situations comme certains fonds de retraite d’entreprise ont pu en subir comme dans l’affaire Maxwell ou plus récemment Enron. » Dans le cas d’une société non financière, s’il y a un fonds d’actionnariat salarié, l’entreprise a l’obligation de confier la gestion administrative du FCPE à une société de gestion de portefeuille (Lyxor dans le cas de la Société générale, depuis la reprise de SGAM par le Crédit agricole), la surveillance des opérations du fonds à un dépositaire (SGSS pour le fonds d’actionnariat salarié de la Socgen), et les relations avec chaque actionnaire salarié (informations obligatoires, relevés de compte, etc.) à un « teneur de comptes » (Société Générale Epargne Salariale avec son service Esalia dans notre exemple).
La soi-disant « muraille de Chine » entre ces opérateurs ne fait guère illusion. « Pour une banque, le chef d’entreprise est gérant, dépositaire et teneur de compte du plan. Il y a une confusion des rôles extraordinaire ! », s’inquiètent les représentants de l’Assact SG. « En plus, la direction nomme 14 représentants au fonds et fixe le salaire des 14 autres », ironise un autre actionnaire salarié. Les adhérents de l’Assact SG ne sont pas des contestataires anti-banques, et on ne peut les soupçonner d’amateurisme financier. Ils voudraient simplement un peu plus de déontologie financière et de transparence comme le bon sens le recommande. Ils ont même proposé une piste très diplomatique pour résoudre sans froisser les banques leur problème de confusion des rôles. « On aurait pu imaginer une répartition tripartite des rôles, avec BNP Paribas et le Crédit agricole, chacun assumant une partie des missions concernant l’actionnariat salarié des deux autres, explique Patrice Leclerc. Mais on nous a dit « non, c’est trop compliqué » ».
Une réponse fidèle à la devise des banques : « Pourquoi être transparent quand on peut rester opaque ? ». Jusqu’à ce qu’on découvre les inconvénients de leur mélange des genres.