Rendez-vous traditionnel des juristes experts en droit boursier, magistrats, procureurs ou avocats du CAC 40, le colloque annuel de la Commission des sanctions est l’occasion de faire un point sur les atermoiements et perspectives de la lutte contre la grande délinquance financière. Deontofi.com a suivi ce 9ème colloque, le 6 octobre 2016 au Palais Brongniart.
Marie-Hélène Tric prononçait son premier discours d’ouverture de ce colloque en tant que présidente de la Commission des sanctions depuis avril 2016, pour succéder à M. Michel Pinault, désigné au Conseil constitutionnel, qui avait lui-même succédé en janvier 2014 à Mme Claude Nocquet, élue à ce mandat en juin 2011 en remplacement de M. Daniel Labetoule.
Après un hommage à ses prédécesseurs, Marie-Hélène Tric met le doigt sur la principale plaie de notre justice financière : « S’il y avait une amélioration à apporter à notre procédure, il me semble qu’elle résiderait dans la phase postérieure à la notification de griefs », énonce la présidente de la Commission des sanctions. « En effet, si nous mettons tout en œuvre pour respecter les droits de la défense, poursuit-elle (…), il me semble très important que les droits de la poursuite soient mieux respectés afin que s’exerce un débat contradictoire équilibré ».
Attention, la remarque peut sembler anodine, mais dans le langage feutré du Conseil d’Etat, dont elle est issue, c’est un avis de détresse. Traduit en clair, et sans les précautions de langage de la diplomatie administrative, cela signifie dire que l’avantage donné aux avocats des fripouilles dans les procédures de sanction contribue à l’impunité des fraudes boursières en France, largement décriée.
Mais la présidente de la Commission des sanctions n’ira pas plus loin dans la dénonciation de cette justice boursière si délicate pour les fraudeurs de très haut vol.
Au contraire. Puisque la France n’a pas l’ambition de condamner les fraudes boursières de façon dissuasive (au-delà des promesses électorales), la présidente de la Commission des sanctions endosse ce choix avec loyauté, et insiste sur son « rôle pédagogique car nous n’avons pas affaire qu’à des délinquants financiers ».
Dans la culture française, le terme de délinquant financier désigne les petits escrocs, ou les étrangers plus facilement condamnés, jamais ceux sortis de l’ENA, passés par des cabinets ministériels et pantouflant dans les conseils d’administration des grandes banques ou des sociétés du CAC 40. Non, pour eux, et pour les fraudes institutionnelles mises en place par leurs organisations (comme l’information trompeuse et le mensonge aux épargnants et aux actionnaires) : « la sanction doit donc tenir compte des cas où le manquement procède de mauvaises habitudes prises par certains professionnels », explique patiemment Marie-Hélène Tric.
D’ailleurs, les professionnels du droit boursier sont très attachés à ce qu’on ne parle jamais de fraude, mais juste de « manquement », pour atténuer leur gravité et ne pas attiser la révolte des citoyens contre cette justice à deux vitesses, comme Déontofi l’a déjà expliqué (lire : Délit d’initié ou manquement d’initié, quelle différence ?). Ainsi, en droit boursier, on ne dit pas « excès de vitesse », mais « manquement au respect de la limitation ». La différence ? Si votre voiture est flashée au-dessus de la vitesse limite, c’est votre faute.
Alors qu’en cas de « manquement » aux règles boursières, il suffit souvent aux tricheurs d’invoquer l’incompétence et l’ignorance pour échapper aux sanctions. « D’autres estiment que leur cas est si particulier que la règlementation ne s’applique pas à eux et il faut les remettre sur les rails », ajoute la présidente de la Commission des sanctions, non sans humour.
La vulgarisation un peu sarcastique de Deontofi.com n’enlève rien à la pertinence du discours, que nous voulons précisément rendre accessible au plus grand nombre pour en augmenter la portée. Nos amis juristes ou défenseurs des épargnants savent bien que nous partageons à haute voix leur regret de ne pouvoir lutter davantage contre les abus qu’ils observent.
Plusieurs points importants ont été évoqués par la présidente de la Commission des sanctions dans la suite de son discours, notamment au sujet des arnaques financières aux placements bidon, souvent dénoncées par Deontofi.com.
« Nous avons aussi tracé clairement la ligne de partage entre un bien courant, tel un tableau, une bouteille de vin, un panneau solaire etc., et un bien divers qui fait l’objet d’opérations qui ne doivent pas échapper au contrôle de l’AMF », rappelle Marie-Hélène Tric. Sur ce point, l’urgence est surtout de faire comprendre aux épargnants que les promesses de gains farfelues sont systématiquement des arnaques, qu’elles reposent sur des biens divers ou des biens courants, c’est-à-dire des placements bidon.
Alors que les fraudeurs ont pris l’habitude de contester systématiquement les décisions de la Commission des sanctions, cette tactique semble vouée à l’échec, même si elle leur permet d’afficher une innocence de façade (« nous avons fait appel ! », « nous irons en Cassation ! »), comme Deontofi.com l’a déjà dénoncé (lire : Retour sur des sanctions de fraudes boursières contestées par principe ). Or, « le taux de réformation de nos décisions devant les juridictions de recours reste très faible », observe Marie-Hélène Tric, « preuve de la qualité de nos procédures et de nos décisions », et d’ajouter que « dans un arrêt tout récent, la CEDH a constaté que la Commission des sanctions de l’AMF était indépendante et impartiale ». En clair : les fraudeurs sanctionnés par l’AMF épuisent tous les recours pour repousser aussi longtemps que possible la certitude de leur culpabilité, finalement presque toujours confirmée.
Abordant le sujet sensible de l’information trompeuse ou du défaut d’information des épargnants, la présidente de la Commission des sanctions explique ensuite que « Le grand principe auquel la communication financière obéit est simple : les sociétés doivent diffuser au marché dès que possible toute information privilégiée ».
Après, on connaît le refrain : « Elles peuvent cependant, sous leur responsabilité et sous certaines conditions, en différer la diffusion », comme la Société générale qui s’était engagée à différer l’annonce du débouclage des opérations de Jérôme Kerviel, mais dont le président ne pouvait pas tenir sa langue (lire : Deux patrons de banques démentent la thèse officielle du procès Kerviel). Mais là encore, on a parfois l’impression qu’il y a une justice boursière à deux vitesses, entre les sanctions tatillonnes contre des sociétés « ordinaires » (lire : Quand la communication financière d’Air France plane au-dessus des nuages) et le sort réservé aux mastodontes de la bancassurance siégeant au collège de l’AMF (lire : Délit d’inité : l’AMF à la rescousse de BNP Paribas ?), ou l’impunité choquante des baratineurs d’Alternext, comme l’esbroufe du cerveau de Carmat gérant de Truffle Capital.
« A partir de quand une information est-elle suffisamment précise pour devenir privilégiée ? A partir de quand peut-on considérer que l’entreprise a bien communiqué « dès que possible » ? », ajoute Marie-Hélène Tric. Dans l’affaire Société générale, par exemple, était-il possible de communiquer au public sur les positions de Kerviel avant que le président n’ait vendu la mèche à d’autres patrons de banques pour qu’ils puissent spéculer avant tout le monde sur les marchés asiatiques dans la nuit du dimanche au lundi ? « Bah non, puisque le patron vous l’a dit ! ».
« Le nouveau règlement européen sur les abus de marché entré en vigueur en juillet 2016 change-t-il la donne ? » s’interroge la présidente de la Commission des sanctions. Déontofi aussi, s’interrogeait sur les espoirs dont cette texte était porteur, il y a trois ans (lire : Délit d’initié et abus de marché : le Parlement européen veut des sanctions pénales). Depuis, la France n’a pas vraiment montré l’exemple pour condamner plus ouvertement les fraudes boursières. Au contraire, elle a même augmenté leur impunité comme Déontofi l’écrivait en mai 2015 ! (lire : Impunité pénale des fraudes boursières confirmée en France !/)