Jouer en Bourse quotidiennement est une activité spéculative qui ruine régulièrement des épargnants, comme le rappelle le litige examiné dans notre article « Bourse : comment perdre en spéculant sur les warrants, turbos, et autres attrape-nigauds ». Quand on gère soi-même ses économies, il vaut mieux le savoir et éviter à tout prix cette stratégie suicidaire. Car une fois les œufs cassés, n’espérez pas récupérer votre mise en poursuivant votre intermédiaire. Il n’est pas rare que les juges éconduisent les boursicoteurs victimes d’une telle mésaventure. Les banques et courtiers en Bourse ont pourtant aussi une part de responsabilité dont ils ne peuvent totalement s’exonérer, comme l’a jugé la Cour d’appel dans cette affaire (*).
Quels sont les enjeux juridiques quand un courtier en ligne laisse un particulier se ruiner avec des produits dérivés, options, warrants, turbos certificats et autres bombes ? Pour répondre à cette question, les juges de la Cour d’appel réexaminent les faits à l’aune du Code monétaire et financier et du règlement général de l’AMF, qui prévoient des obligations spécifiques de protection des épargnants à la charge des prestataires de services financiers, renforcées depuis le 1er novembre 2007 par la directive MIF (marchés d’instruments financiers).
Obligation d’évaluation des connaissances et de l’expérience des épargnants
L’obligation de connaissance de leurs clients est la première règle de protection des épargnants qui aurait pu empêcher ce litige, si elle avait été mieux respectée. La loi prévoit en effet que les banques et courtiers en ligne « s’enquièrent auprès de leurs clients, notamment potentiels, de leurs connaissances et de leur expérience en matière d’investissement, ainsi que de leur situation financière et de leurs objectifs, afin de pouvoir leur recommander les instruments financiers adaptés ou gérer leur portefeuille de manière adaptée à leur situation », en vertu de l’article L533-13 du Code monétaire et financier, transposition en droit français de l’article 19 de la directive sur les marchés d’instruments financiers (MIF), en vigueur depuis le 1er novembre 2007.
Or, la plupart des banques et intermédiaires financiers tentent d’évaluer les connaissances de leurs clients, leur expérience et leurs objectifs, avec des questionnaires inadaptés à la réalité complexe et nuancée qu’ils prétendent appréhender. Les choix de réponses limités poussent les clients à s’auto-évaluer de manière incorrecte, parfois même en toute bonne foi, comme cet épargnant qui croyait avoir une expérience des marchés « confirmée », tout en espérant faire fructifier ses économies sur les marchés à court terme (moins d’un an) avec une stratégie « dynamique et spéculative ».
Sur ce point, les juges de la Cour d’appel estiment que le client « n’a employé le terme “confirmé” que pour qualifier son expérience du marché actions qui était le seul marché sur lequel il avait jusqu’à ce moment investi ». Quant aux méthodes d’évaluation par les intermédiaires, la Cour relève que « les questions posées sont très globales et imprécises : elles ne distinguent pas selon les marchés financiers ni selon les produits financiers d’investissement envisagés par le client. Le questionnaire en cause est également lacunaire dans la mesure où il ne pose aucune question sur le montant des ordres passés habituellement par le client, la répartition de son portefeuille boursier et le montant des sommes qu’il aurait pu perdre en Bourse, sur la gestion individuelle ou sous mandat de son portefeuille, sur sa situation patrimoniale précise ».
L’évaluation des connaissances, de l’expérience, de la situation et des objectifs du client a des conséquences importantes, puisqu’elle détermine la catégorie dans laquelle il est classé par son intermédiaire ou sa banque pour lui proposer différents types de placements. Dans le cas présent, le courtier précise, dans sa note d’information sur les produits “turbos”, que « les investissements sur les certificats requièrent une évaluation précise du profil de risque de l’investisseur afin de s’assurer qu’il a une bonne compréhension des mécanismes et de la stratégie adoptée sur ces produits ». Cette évaluation ayant été mal faite, les juges estiment que la filiale de la Société générale est en partie responsable d’avoir laissé son client se ruiner sur des produits toxiques auxquels il n’aurait pas dû toucher. « La société Boursorama ne saurait chercher à échapper aux conséquences de l’insuffisance de l’évaluation du profil d’investisseur à laquelle elle a procédé, en admettant en dernière analyse qu’elle a classé son client dans la catégorie des non-professionnels [c’est-à-dire particuliers lambda, ndlr] » explique ainsi la Cour d’appel.
Gare au démarchage mal ciblé de produits financiers trop risqués
Au-delà d’une bonne classification de leurs clients, les banques et prestataires financiers ont une obligation d’information vis-à-vis des épargnants, qui dépend aussi de leur profil. Et ils engagent leur responsabilité en faisant la promotion de produits financiers très risqués. L’Autorité des marchés financiers exige ainsi que toute information, y compris promotionnelle, adressée à des clients particuliers, soit « exacte, claire et non trompeuse » (article 314-10 de l’AMF en application de l’article L533-12 du Code monétaire et financier), et qu’elle «s’abstienne en particulier de mettre l’accent sur les avantages potentiels d’un service ou d’un produit financier sans indiquer aussi, correctement et de façon très apparente, les risques éventuels correspondants » (article 314-11 de l’AMF).
Dans notre affaire, les juges retiennent ainsi qu’un conseil d’investissement inadapté au profil du client a pu contribuer à ses pertes. Il s’agit d’un « conseil de la société Clicks Options [ndlr, autre marque de la Société Générale] sur le site de Boursorama, conseillant l’achat de “Turbocall 2209D”, émanant du site de conseils boursiers www.olivieranger.com », précisent les juges, en ajoutant que « Si la société Boursorama ne peut se voir faire grief d’un démarchage interdit direct, il n’en reste pas moins qu’elle permet à plusieurs partenaires ayant des activités de conseils boursiers, d’intervenir sur son site et qu’elle ne peut prétendre ignorer que des produits risqués vont être présentés à l’achat de ses clients investisseurs », engageant donc la responsabilité du courtier au regard du démarchage.
A ce titre, la Cour d’appel note que le courtier «qui admet l’intervention sur son site, à titre de démarchage ou de conseils d’investissement à un moment donné, de partenaires tels que la société dont le site est www.olivieranger.com, se devait de soumettre au client une note d’information et l’engager à souscrire un compte de produits dérivés dès le début du mois d’octobre 2007, au plus tard dès le début des opérations de son client sur le marché de ces produits.» En clair, un courtier diffusant sur son site web des conseils extérieurs a l’obligation d’apporter à ses clients toute l’information « exacte, claire et non trompeuse » sur les placements conseillés et leurs risques de perte totale.
Selon les juges de la Cour d’appel, le courtier en ligne aurait dû expliquer clairement à ses clients que « Les produits dérivés comme les certificats, warrants ou “turbo”, sont beaucoup plus risqués [que des fonds boursiers classiques] car ils permettent d’investir sur une large gamme d’actifs financiers et sont purement spéculatifs : les certificats à barrière désactivante ou “turbos”, valeurs les plus exposées, permettent d’investir à la hausse ou à la baisse sur la valeur d’une action ou d’un indice avec un effet de levier très important, et les risques afférents tels la perte totale du capital investi ».
La plupart des courtiers ignorent ou font semblant d’ignorer les risques extrêmes des produits spéculatifs dont ils font la promotion. Mais les juges ne sont pas dupes. « En déniant toute appartenance des “warrants” à la classe des produits dérivés, et en employant deux qualifications pour désigner le même produit, Boursorama cherche à échapper à sa responsabilité tenant au défaut d’information préalable suffisante du client sur ces produits structurés complexes et extrêmement risqués », note ainsi la Cour d’appel, en ajoutant qu’à partir du moment où « Boursorama confond deux catégories de produits pourtant bien différents et les assimile l’un à l’autre, elle n’a pu mettre [son client] en garde contre les risques spécifiques liés à chacun de ces produits ».
Pour toutes ces raisons, l’avocat du boursicoteur, Maître Nicolas Lecoq-Vallon, demande à la Cour d’appel de Versailles d’infirmer le jugement du tribunal de Nanterre, et de constater que « Boursorama n’a pas justifié du consentement de son client aux opérations litigieuses » et que le courtier en ligne « n’a pas respecté ses obligations légales en omettant de vérifier les objectifs du client pour le produit en cause, son expérience et la détention des connaissances nécessaires pour faire face aux risques ». Il réclame à nouveau le remboursement des 196 759 € de pertes, avec intérêts, plus 30 000 euros de préjudice moral, et 10 000 euros de remboursement des frais d’avocat (article 700).
Certes, « Boursorama a commis une faute en proposant des produits sous une fausse dénomination à ses clients (…) et en se livrant à un démarchage sur des produits interdits au démarchage », notent les juges. Mais ils estiment que le client a tout de même aussi une part de responsabilité, compte tenu « de sa volonté déterminée de spéculer dans le but d’obtenir un gain maximum à court terme, et de la persistance de ses investissements en produits risqués (…) alors que de très importantes pertes lui avaient déjà été annoncées ». En clair, le boursicoteur aurait pu arrêter les frais au lieu d’aggraver ses pertes en essayant désespérément de se « refaire ».
A l’heure du verdict, la Cour d’appel coupe la poire en deux, voire en quatre, puisqu’elle condamne le courtier à dédommager le client de 50 000 euros (sur près de 200 000 euros de pertes) et à lui rembourser 10 000 euros de frais de justice. En reconnaissant la part de responsabilité du courtier, cette décision est certainement plus équilibrée que le jugement de première instance imputant tous les torts au boursicoteur imprudent. Mais sa morale reste implacable : croire ou faire croire qu’on peut s’enrichir en spéculant à court terme sur les marchés financiers est une illusion ! Les seuls gagnants aux jeux d’argent sont les croupiers du casino.
Lire la première partie : Bourse : comment perdre en spéculant sur les warrants, turbos, options et produits dérivés
(*) Arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 25 septembre 2014, enregistré au registre général RG N° 13/02575.