Quand un gérant de fonds conserve lui-même les titres qu’il gère pour le compte des clients du fonds, on ne sait pas vraiment comment il est géré, ni si ses performances sont réelles. C’est ce qui a permis l’escroquerie Madoff : le gérant était aussi le « dépositaire » des fonds, il affichait de fausses performances et cachait les détournements.
En France, pour éviter ce mélange des genres, les sociétés de gestion de portefeuille (SGP) qui gèrent les fonds d’investissements (Sicav, OPCVM, FCPI, FIA, etc.) ne conservent pas elles-mêmes les titres achetés dans ces fonds : elles doivent les confier à un dépositaire, aussi agréé par l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui a des obligations de vérifier la cohérence et le respect des règles par les gérants des fonds sous leur garde.
Cette fonction du « dépositaire », méconnue du grand public, joue un rôle clé pour sécuriser l’industrie de la gestion d’actifs, car il participe à l’autorégulation déléguée aux professionnels par l’autorité de supervision. En clair, le dépositaire est chargé par l’AMF de contrôler que certaines règles sont bien respectées par les fonds dont ils ont la garde.
C’est une faille connue de l’autorégulation. Quel prestataire est vraiment motivé pour fliquer ses clients et les rappeler au respect des règles ? Le problème n’est pas nouveau, on sait que ça marche moyen, comme le rappelle une décision de la Commission des sanctions de l’AMF du 20 juillet 2022, condamnant le dépositaire RBC Investor Services Bank France SA, filiale de la Royal Bank of Canada (RBC), à 500 000 euros d’amende. La Société générale securities services SGSS, avait écopé d’une même amende d’un demi million d’euros pour défaut de contrôle des fonds confiés par ses clients sociétés de gestion, il y a neuf ans, fin juillet 2013.
Gérants private equity free-style
On ne le répète pas assez: le private equity, désignant l’investissement dans des titres non cotés, est opaque. Contrairement aux fonds investissant dans des titres cotés en Bourse (actions, obligations…), les investissements non cotés peuvent être sujets à tout type de manipulation comptable ou de performance, comme dans le scandale H2O, cette société de gestion dont les fonds avaient caché l’ampleur de leurs investissements non cotés et leur valorisation erronée. Ce risque est encore plus flagrant pour les fonds dédiés aux titres non cotés, comme les FCPI (fonds communs de placement dans l’innovation) ou les FIP (fonds d’investissement de proximité) et autres Fonds d’investissements alternatifs (FIA).
C’est le premier reproche de l’AMF au dépositaire RBC:
Il est fait grief à RBC ISBF de ne pas avoir veillé, entre le 1er janvier 2016 et le 30 novembre 2019, au suivi adéquat des flux de liquidités des fonds Nestadio Croissance VII et XIII afin de s’assurer notamment qu’ils correspondaient à des opérations régulières en méconnaissance des dispositions des articles L. 214-24-8 du code monétaire et financier, 323-23 du règlement général de l’AMF et 86 du Règlement Délégué 231/2013.
explique la sanction AMF p.10 §44
A ce stade, rappelons que Nestadio Capital n’est pas un gérant exemplaire. Les pratiques de Nestadio capital ont en effet déclenché de nombreuses réclamations d’épargnants lésés, avant de lui valoir une sanction de l’AMF le 24 septembre 2020, suivie d’un retrait total de son agrément en 2021.
La notification de griefs expose ensuite qu’afin de vérifier la qualité de la procédure de suivi mise en oeuvre par RBC ISBF, les contrôleurs ont analysé les flux de liquidités relatifs à sept FIA gérés par la Société de gestion des fonds d’investissement de Bretagne (ci-après, « Nestadio Capital ») sur la période comprise entre le 1er janvier 2016 et le 30 septembre 2019. Parmi ces flux, quatorze regroupés en trois séries d’opérations ont révélé selon la poursuite un suivi irrégulier ou défaillant. Il est ainsi reproché en premier lieu à RBC ISBF, pour cinq avances en compte courant versées par le fonds Nestadio Croissance XIII à la société Sillage, de ne pas avoir fourni aux contrôleurs suffisamment d’éléments pour justifier de ces avances, alors pourtant que leur montant total s’élevait à 400 000 euros, ainsi que pour attester de leur conformité au seuil de détention d’au moins 5% du capital de la société bénéficiaire prévu par l’article L. 214-28, II 1° du code monétaire et financier. En deuxième lieu, il lui est reproché, pour cinq avances en compte courant versées par les fonds Nestadio Croissance VII et Nestadio Croissance XIII aux sociétés An Tour Tan Web Media, Airfree et MS3D, de ne pas avoir communiqué aux contrôleurs les conventions et bulletins de souscription correspondant à ces opérations. Enfin, en troisième lieu, il lui est reproché, pour trois rachats d’actions de la société Zenpark et une acquisition d’actions de la société Dynamixys par le fonds Nestadio Croissance XIII, de ne pas avoir fourni aux contrôleurs d’autres documents que des instructions de paiement pour justifier la nature et la validité de ces opérations.
explique la sanction AMF p.10 §46
En résumé, Nestadio distribuait l’argent de ses FIP Nestadio Croissance, à des sociétés auxquelles il n’aurait pas dû avancer cet argent, et son dépositaire RBC n’aurait pas dû le laisser faire !
Et pour cause : les clients des FIP concernés ne reverront jamais cet argent, parce que les sociétés auxquelles Nestadio l’a distribué étaient déjà insolvables, nous apprend encore la sanction de l’AMF.
(…) deux des avances litigieuses ont été effectuées alors que les sociétés bénéficiaires étaient en état de cessation des paiements, que trois des quatre sociétés bénéficiaires ont fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire dans les mois qui ont suivi les avances litigieuses et que l’une de ces sociétés avait déjà reçu préalablement plusieurs avances en compte courant pour « difficultés de trésorerie »
explique la sanction AMF p.14 §71
Pour sa défense, le dépositaire RBC plaide qu’il faisait de son mieux pour réclamer des justificatifs à son client Nestadio… qui faisait la sourde oreille.
(…) dans la mesure où elle rencontrait à l’époque des faits de profondes difficultés à obtenir de la société Nestadio Capital les informations et documents nécessaires à l’exercice de ses missions. Elle précise avoir mis en oeuvre, dès 2018, de nombreuses diligences pour tenter de résoudre ces difficultés et rappelle que Nestadio Capital a fait l’objet ultérieurement d’un retrait d’agrément et d’une sanction prononcée par la commission des sanctions de l’AMF.
explique la sanction AMF p.11 §48
C’est bien le dilemme de l’autorégulation: peut-on vraiment compter sur un dépositaire pour tirer le signal d’alarme quand un de ses clients gérant déraille ? Ou doit-on s’attendre à ce qu’il ferme les yeux tant que son propre superviseur ne lui retire pas son agrément ? La réalité humaine balance parfois entre ces deux extrêmes : le dépositaire sait bien que ça ne va pas, mais hésite à dénoncer…
(…) la mise en cause reconnait dans ses observations qu’à l’époque des faits elle était « Consciente des risques auxquels [les] Porteurs étaient confrontés du chef des errements de Nestadio Capital ». Les flux litigieux intervenaient donc dans un contexte où la mise en cause aurait dû faire preuve d’une vigilance accrue. L’obligation d’un suivi efficace et adéquat de la régularité des flux de liquidité impose en effet de l’adapter à l’activité du FIA en cause.
explique la sanction AMF p.15 §72
On comprend bien le dilemme moral du dépositaire. Il rejoint celui des banques dans les déclarations de soupçon anti-blanchiment de leurs gros clients douteux. Les banques savent qu’elles doivent les dénoncer ou arrêter de les servir, sous peine de sanctions, mais traînent les pieds pour continuer à encaisser leurs commissions le plus longtemps possible. C’est un peu ce que l’AMF reproche au dépositaire RBC: d’avoir alerté l’AMF de soupçons sur Nestadio, sans l’informer des opérations irrégulières sur lesquelles elle aurait pu et dû intervenir.
A ce titre, les courriers qu’elle a transmis à l’AMF et qu’elle joint à ses observations, visant à alerter cette dernière, de façon globale, des difficultés qu’elle rencontrait pour se procurer auprès du gestionnaire certains documents, sans mentionner pour autant les avances en compte courant litigieuses ou le seuil de 5% précité, ne suffisent pas à pallier cette absence de mise en oeuvre d’une procédure d’intervention.
explique la sanction AMF p.16 §85
Et puis Nestadio n’était qu’une « goutte d’eau » parmi les fonds confiés au dépositaire RBC, plaide cette dernière puisque les faits contestés ne concernent
que deux des 581 FIA et une des 108 sociétés de gestion concernés par l’activité de dépositaire de FIA de la mise en cause au 31 décembre 2018. Cette dernière soutient d’ailleurs que son activité de dépositaire des fonds gérés par Nestadio Capital était très résiduelle puisqu’elle représentait moins de 1% de son produit net bancaire (…). Il ressort par ailleurs (…) que RBC ISBF a réalisé un produit net bancaire d’environ 16,4 millions d’euros sur l’année 2020, pour un bénéfice net d’environ 1,7 million d’euros
explique la sanction AMF p.18 §103 et §104
Comme toute institution financière, le dépositaire RBC craint bien moins l’amende (« cost of doing business ») que la publication de la sanction dont elle demande l’anonymat, ou pire encore une reconnaissance de responsabilité de ses actes au regard des préjudices subis par les clients des fonds concernés.
S’agissant des pertes éventuelles subies par des tiers du fait des manquements précités, la mise en cause soutient qu’à les supposer établis, ces manquements n’ont engendré aucun dommage pour le public ou les porteurs de parts. Elle ajoute qu’elle a toujours agi dans l’intérêt de ces porteurs, notamment en maintenant sa relation contractuelle avec Nestadio Capital alors que des honoraires d’un certain montant lui sont dus par la société de gestion.
explique la sanction AMF p.18 §105
En clair, oui Nestadio faisait n’importe quoi avec l’argent de ses clients, oui son dépositaire RBC l’a laissé faire au mépris de ses obligations de contrôle, mais non ça n’a rien à voir avec les pertes des clients. On se marre… tant qu’on n’est pas client bien sûr.
Retrouvez ici la décision de la Commission des sanctions et le communiqué de l’AMF.