Cinquième partie de l’audience du 18 novembre 2013 devant la 5ème chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Paris, examinant le contexte des accusations de délit d’initié contre les ex-dirigeants de Vivendi en marge de sa débâcle. (Tout le feuilleton ici)
Jean-Marie Messier cite des articles de presse évoquant le contexte de « difficiles conditions de marché ». Les conversations dans la salle se font de moins en moins discrètes, comme si l’attention se relâchait. Il est quatre heures dix, l’audience dure depuis deux heures et demie. Un brouhaha plane sur l’auditoire, étonnamment restreint pour une affaire d’une telle ampleur.
Parmi la quarantaine de personnes réunies dans cette petite salle d’environ huit mètres sur dix, on compte deux douzaines de robes noires, magistrats et avocats et confondus, dont deux tiers en défense des trois accusés et un tiers pour les parties civiles, trois ou quatre journalistes au plus (dont l’auteur de ce feuilleton), et une quinzaine d’autres « civils » se répartissant entre les proches des accusés, quelques victimes de Vivendi, des représentants de cette société, l’équipe d’Edgar Bronfman (un juriste, deux traducteurs), et quelques collaborateurs de cabinets d’avocats en civil qui suivent le procès en spectateurs.
Dès le début des audiences, des avocats s’inquiétaient d’un contexte destiné, selon eux, à étouffer la médiatisation de ce procès. Quasiment pas de journalistes…. Aucune télé ! Mais que fait la presse ? On lui explique que les réductions d’effectifs obligent la plupart des rédactions à réduire leurs sorties au minimum. Et pourquoi cette 5ème chambre criminelle, perdue au fond d’un deuxième étage, alors que la même magistrate jugeait Jérôme Kerviel seize mois avant dans le décor plus solennel de la 1ère chambre, grande comme une piscine olympique, au rez-de-chaussée. Serait-elle en travaux puisque aucune autre affaire n’y est jugée ? Non, personne ne trouve de logique justifiant d’avoir relégué l’affaire Vivendi à la 5ème chambre alors que la 1ère était libre, sinon pour minimiser sa visibilité.
– J’aurais une question pour Jean-Marie Messier, demande Maître Thierry Marembert, un des deux avocats d’Edgar Bronfman. Dans une déclaration vous confirmez le 17 décembre aux administrateurs la finalisation de l’opération entre Vivendi Universal et USA Network.
– Je n’ai pas fait état des mêmes éléments, précise la présidente tant les débats ne peuvent s’attarder sur chaque pièce de ce dossier d’instruction en 53 volumes.
Jean-Marie Messier cite la note du 17 décembre avant qu’Edgar Bronfman ne reprenne la parole.
– La dernière chose que j’ai à l’esprit le 3 janvier est qu’il y aurait une opération de cession de bloc le 7 janvier, insiste l’ex-PDG de Seagram. Je suis d’accord avec Jean-Marie Messier sur le fait que nous ayons une mémoire imparfaite, c’est pourquoi il est aussi important de regarder comment ont agit les gens au moment des faits. Si je savais le qu’il y aurait cette opération le 7 janvier, pourquoi avoir attendu vingt jours ? Et pourquoi avoir mis un plancher au prix le plus haut, ce qui signifiait que je ne vendrais pas ? Et pourquoi avoir dit « prends ton temps » ? Nous pouvons argumenter sur des souvenirs, mais il y a des traces claires de mes actes, au moins dans mon esprit comme dans le fait d’être devant vous aujourd’hui, qui sont complètement cohérentes avec mon innocence.
L’audience prend une tournure de groupe de parole entre ex-dirigeants de Vivendi confessant leurs rapports tourmentés d’une douzaine d’années plus tôt, examinés avec le recul du présent sous le regard des juges dans ce décor de tribunal. Guillaume Hannezo, qui ne peut dissimuler combien cette autodérision l’amuse, se présente à son tour face à Edgar Bronfman en ajustant sa veste comme pour un concours de coquetterie avec le gentleman qui lui fait face, en avouant avec une flatterie de bon cœur qu’il ne peut égaler son élégance.
– J’ai une seule question pour Edgar, finit-il par interroger après cette distraction. Vous avez dit que Jean-Marie Messier avait perdu sa crédibilité sur le fait qu’il avait annoncé une annulation d’action et qu’il n’avait pas annoncé l’annulation de cette annulation de la même manière. Est-ce qu’après l’opération du 7 janvier 2002, vous avez le souvenir d’un article, ou d’une conversation avec des acteurs des marchés qui pouvaient avoir dit que l’absence d’annulation avait été une surprise. Était-ce l’analyse du marché en janvier 2002 ?
– Monsieur Hannezo, lui répond Edgar Bronfman avec une réserve estompée, sonnant comme un écho à leur presque proximité d’ex-collègues. La semaine dernière nous avons discuté de la vente des actions d’autocontrôle et vous avez décrit la certitude de cette opération à la date du 4 ou 5 janvier. Mais vous avez aussi dit que pour que l’opération soit réussie, quelle que soit sa date, l’action devait rester au-dessus de 60 € plusieurs jours. Nous savons aujourd’hui que c’était deux jours. Mais saviez-vous combien de jours l’action devait rester au-dessus de 60 € à l’époque, pour que les banques soient à l’aise pour accepter une prise ferme ?
– Je n’en avais aucune idée, répond sans détour Guillaume Hannezo. Ce qui m’intéressait était que les banques soient confortables.
– En décembre 2001, reprend Edgar Bronfman, le nombre de jours durant lesquels l’action devait rester supérieure à 60 €, pour que les banques puissent se sentir à l’aise d’accepter une prise ferme, aurait pu être aussi court que deux jours ou supérieur à une semaine.
– Quelques jours, précise Guillaume Hannezo, quatre à sept jours de Bourse.
– Le 28 décembre 2001 vous avez adressé un courrier à Jean-Marie Messier en ce sens, confirme la présidente qui en lit un extrait : « Je ne suis pas assez obsédé par mes stock options pour m’inquiéter de l’équilibre que tu choisis entre l’intérêt immédiat des actionnaires et l’extension de l’empire… ».
– Ma préoccupation est que nous valions moins cher que la somme de nos parties, évaluée autour de 70-75 euros alors qu’on cotait 60, explique Guillaume Hannezo pour replacer le contexte. Même en offrant une prime, cela permettait à un raider de gagner de l’argent et Vivendi risquait d’être mis en pièce si on faisait des bêtises.
– Est-ce que Vivendi Universal avait réalisé des opérations de prise ferme avant le 7 janvier 2002, interroge alors l’avocate générale, dans l’une de ses rares interventions qui retenaient toujours l’attention.
– Oui, répond Guillaume Hannezo, sur d’autres sociétés du groupe, comme BSkyB, Vivendi Environnement, Havas et Vinci. Dans tous les cas cela c’était bien passé. Leurs cours avaient perdu 1 ou 2 % le jour du placement puis étaient repartis.
– Donc il y avait eu une petite influence sur le cours, déduit l’avocate générale, comme si ce constat complétait la construction de son réquisitoire.
– C’eut été un délit d’initié si j’avais comme un hedge-fund vendu la veille du placement pour racheter le lendemain, traduit Guillaume Hannezo qui a compris le langage de la cour. Mais par rapport à une décision patrimoniale cela n’a aucun impact.
– Et sur Vivendi Environnement il y avait eu un souci ? interroge l’avocate générale, avec une surprenante fausse naïveté révélant une patiente étude du dossier, qui transparaissait peu dans ses silences des dernières audiences.
– Pour Vivendi Universal, il s’agissait de vendre 5% d’un titre très liquide, explique Guillaume Hannezo qui semble avoir mieux compris que quiconque à quoi l’avocate générale fait référence. Alors que sur Vivendi Environnement, nous avions fait une IPO (NDLR initial public offering, ou introduction en Bourse) sur 9 % du capital et il n’y avait que 20% des titres dans le public quand nous en avons placé 15 %. C’était beaucoup plus important par rapport au flottant (NDLR, la part du capital dans le public) et on restait majoritaires, donc les marchés savaient qu’il avait un risque qu’il nous reste des titres à vendre.
Après ces explications, la présidente suspend la séance avant l’audition de nouveaux témoins.