Nouvel article de Marie-Jeanne Pasquette. Alors que l’Autorité bancaire européenne doit publier, le 26 octobre 2014, les premières évaluations des risques effectuées par 130 banques européennes dans le cadre de « stress tests », que vaudront ces résultats ? Chargée de la notation de risques de contrepartie, au sein de la branche de financement et d’investissement du Crédit Agricole, une analyste financière lance l’alerte. Elle révèle des pratiques pas très déontologiques pouvant conduire à sous-estimer les risques. Face au déni de la banque, elle engage des poursuites pénales contre son ex-employeur, assistée de son avocat, Maître William Bourdon.
Si les faits se révèlent avérés, ils ne sont pas anodins : le Crédit Agricole est la banque d’un Français sur six. A ce titre, la façon dont elle analyse les risques qu’elle prend est un sujet qui nous concerne tous car, en cas de difficultés, il y a de grandes chances pour que ce soit, encore aujourd’hui, le contribuable qui en fasse les frais.
L’analyste licenciée pour excès de zèle après 17 ans au Crédit Agricole
Ida de Chavagnac a décidé de parler. Ce qu’elle raconte laisse penser que certaines personnes de la banque de financement et d’investissement du Crédit Agricole, celle qu’on affuble du surnom de banque-casino, n’aiment pas les analystes de contrepartie trop scrupuleux, préférant développer leurs affaires avant tout. Mais le Crédit agricole a totalement réfuté ses arguments, rappelant à l’analyste que, si la banque devait respecter les règles d’indépendance de sa profession, elle se devait elle-même de « tenir compte des aspects commerciaux et de la relation globale client/Crédit Agricole CIB ». En janvier 2014, la banque licenciait Ida de Chavagnac, après 17 ans passés au Crédit Agricole.
C’est l’histoire d’une lanceuse d’alerte. Elle commence en 2010. Ida de Chavagnac, issue comme son mari d’une grande famille française (les De Montaigne de Poncins), travaille au Crédit Agricole. A l’époque, cette jeune femme blonde élancée qui vient de fêter ses 43 ans, analyse le risque de contrepartie qui permet de noter les clients de la banque et de fixer des limites au risque que celle-ci prend en développant des opérations avec eux. Vu de l’extérieur, c’est un travail assez ingrat, mais Ida le prend très à cœur, comme tout ce qu’elle fait. Elle s’estime investie d’une mission. Elle analyse les bilans et la situation d’une catégorie de clients, des assureurs et des Etats souverains. Les notes qu’elle attribue vont de A à E. Ida réalise des études dont la dernière ligne tombe parfois comme un couperet. « Chaque année, à la demande du responsable commercial, nous fixions des limites d’engagements de la banque sur un certain nombre d’opérateurs. Sur de très bonnes contreparties, notées B+, par exemple, la banque pouvait alors prendre un risque global, allant jusqu’au milliard d’euros. Mais notre analyse conduisait parfois à revoir ces limites car la situation de la contrepartie évoluait et un tel engagement ne se justifiait plus » explique-t-elle.
La notation des contreparties au cœur de la problématique des risques bancaires
Là où les choses se compliquent c’est que les notations internes des analystes servent non seulement à autoriser des opérations commerciales mais aussi à définir le montant des fonds propres que la banque doit mettre en face de ce risque. Les notations internes définissent par conséquent la rentabilité des opérations. Plus la notation est élevée ( A ou B) et moins il faut immobiliser de capital. « Il est évident que moins on immobilise de capital et plus l’opération commerciale est lucrative» explique Ida qui depuis le temps a acquis une connaissance fine des contreparties.
Une contrepartie bien notée rapportera peut-être moins d’argent en valeur absolue, car tout le monde est prêt à accepter le risque qu’elle représente, et les banques se font concurrence entre elles. Toutefois, ce sera une bonne affaire, car cela mobilisera moins de fonds propres en « contrepartie ». C’est ainsi que fonctionne la régulation des banques : si on prend des risques importants, il faut pouvoir mobiliser le capital nécessaire pour éponger les risques subis par les créanciers ou déposants. Tous les banquiers savent qu’avec la dégradation de la situation des contreparties au cours des six dernières années, les clients bien notés offrent un avantage considérable puisqu’ils « consomment » peu de capital. On comprend donc que l’analyste de contrepartie soit devenu un personnage clé : s’il a tendance à attribuer des bonnes notes aux clients de la banque, celle-ci va pouvoir faire du business en espérant maximiser à court terme son ratio bénéfices/fonds propres, et elle sera bien vue de ses actionnaires. Si l’analyste est intransigeant, s’il rechigne à accorder des A ou des B, alors la banque devra mobiliser plus de fonds propres, et son ratio bénéfice/fonds propres sera mécaniquement moins bon. Les actionnaires pourraient être mécontents à court terme, et surtout, les bonus des dirigeants descendraient d’un cran.
Ces notations internes (ou ratings) sont un enjeu que les analystes eux-mêmes ne soupçonnent pas toujours. En effet, environ la moitié des risques qui figurent à l’actif des banques sont évalués selon des notations internes et non selon des critères objectifs venant d’une notation extérieure, comme l’expliquait Jézabel Couppey-Soubeyran et Christophe Nijdam dans leur récent ouvrage « Parlons banque en 30 questions ». Et ces critères, ce sont précisément des analystes qui les déterminent. C’est important pour comprendre ce qui va suivre.
Au Crédit Agricole, comme dans les autres banques, une partie des équipes a le pied sur l’accélérateur et travaille pour maximiser le développement des affaires, tandis que l’autre a le pied sur le frein et le nez sur les grilles de notation. Cette dernière doit s’assurer que le développement ne se fait pas au détriment du profil de risques.
Une hiérarchie plus motivée par le « business » que le contrôle des risques
En 2010, les autorités de surveillance des banques, échaudées par la faillite de la banque Lehman et sa menace d’effet domino, renforcent la surveillance des risques de contrepartie sur les produits dérivés. Les coussins de fonds propres doivent être plus épais pour éviter les faillites en chaîne.
On est en plein dans cette problématique quand le Crédit Agricole décide de changer le responsable de l’équipe dont fait partie Ida Chavagnac. Et pour elle, ça va mal se passer. Son nouveau chef se serait montré beaucoup plus insouciant que son prédécesseur. Selon l’analyste, il a tendance à revoir à la hausse la notation des clients. « Il était pro-business et pas très orienté risques » explique-t-elle. Leurs échanges prouvent qu’il a effectivement bien intégré cette préoccupation. Or, à ce point, c’est un vrai handicap pour diriger des équipes dont la mission est de servir de garde-fou à la prise de risques, selon l’analyste. Les incidents se succèdent. Les avis d’Ida ne font pas plaisir à tout le monde. « Quand on met des limites aux opérations qu’on peut faire avec une contrepartie, on freine tous ceux qui veulent développer le business » raconte-t-elle.
Au cœur du réacteur, l’analyste dénonce la censure
L’analyste voit ses avis retoqués lorsqu’elle propose de mettre à zéro les limites d’engagement sur les filiales d’Europe centrale d’un grand assureur donnant l’impression de se désengager. Elle se méfie par exemple des filiales de grands groupes dont les comptes sont en retard, se pose des questions sur certaines limites lorsque des risques de blanchiment sont évoqués en réunion. Elle se montre réticente lorsqu’une contrepartie néerlandaise demandent un swap à 50 ans (un contrat d’échange à dénouer dans un demi siècle), totalement inhabituel… Son supérieur, lui, aurait eu une tendance fâcheuse à modifier ses analyses et à se montrer bien plus conciliant avec le front office, c’est-à-dire les banquiers, commerciaux ou financiers, multipliant les transactions. Mais c’est surtout au retour de son congé maternité, en 2012, que les choses s’enveniment. Elle se plaint qu’on lui retire assez régulièrement la notation des contreparties importantes, sur lesquelles son avis diverge de celui de son supérieur. Elle ne peut plus s’appuyer sur un collaborateur qui prépare les analyses, on la met seule sur les dossiers alors qu’elle insiste pour être aidée. La pratique dites de « la règle des quatre yeux » exigerait que deux analystes donnent leur avis sur les dossiers.
Si elle ne travaillait pas au sein d’un grand établissement, Ida se serait peut-être tout simplement transformée en salariée bridée comme tant d’autre. Mais, là, nous sommes dans le cœur du réacteur d’une grande banque systémique (dont une faillite menacerait la stabilité financière), et ses allégations méritent d’être prises au sérieux. Si l’on découvrait un jour que la banque verte a sous-évalué ses risques vis-à-vis de certaines compagnies d’assurances ou d’Etats souverains, c’est tout le secteur bancaire français et européen qui pourrait connaître de graves problèmes.
Evidemment, en 2013, on n’en est pas là. Mais l’analyste est bien consciente des répercussions négatives que peut avoir un travail bâclé ou trop conciliant. Elle campe sur ses positions. En même temps, « j’ai bien compris que j’allais à contre courant quand je donnais un avis défavorable » avoue-t-elle. « Mais la banque c’est 50 % de commercial et 50% de gestion des risques » poursuit-elle et c’est pour éviter les dérives sur les risques qu’elle estime devoir faire son travail avec rigueur et intransigeance.
La DRH esquive les problèmes de fond liés à la déontologie
Alors, tout doucement et avec une certaine naïveté, cette mère de quatre enfants va entamer une fronde. La convention collective des employés du Crédit Agricole prévoit que pour dénoncer les manquements déontologiques de son supérieur, il lui faut suivre la voie hiérarchique. C’est ce que va faire Ida de Chavagnac, en s’adressant au chef de son chef (son « N+2 » en jargon managérial), afin de lui faire part de ses préoccupations et de ses interrogations sur l’attitude récurrente de son supérieur direct. « J’étais partie dans une démarche d’alerte, totalement transparente et progressive » raconte-t-elle. Première déception, son n+2 se défausse et la renvoie vers le n+3 (donc le chef du chef de son chef) à qui elle s’adresse à plusieurs reprises, y compris en présence du DRH. A chaque fois, l’analyste évoque ses difficultés à l’oral puis elle rédige un compte rendu de l’entretien qu’elle adresse à ses interlocuteurs par mail. Le 20 novembre, elle reçoit de la part de son n+3 une lettre qui réfute tous ses arguments, évoque de sa part un travail insuffisant en qualité et en quantité, et qui renouvelle sa confiance dans le n+1.
Ida va de déception en déception. Elle refuse de se soumettre à une enquête de la Direction des Ressources Humaines, craignant que celle-ci soit destinée à établir une incompatibilité d’humeur avec sa hiérarchie sans que soient abordés les problèmes de fond liés à sa déontologie. Début janvier 2014, n’y tenant plus, elle écrit au directeur général délégué de CACIB, dont dépend son service, pour l’alerter. Une semaine plus tard, le 10 janvier 2014, elle reçoit une lettre qui marque le début de sa procédure de licenciement pour faute. Motif : on lui reproche d’avoir proféré des accusations graves contre sa hiérarchie, alors qu’une enquête interne établit qu’elle n’aurait pas exercé de pressions sur elle.
Un recours auprès de la Fédération bancaire comme un coup d’épée dans l’eau
Ida de Chavagnac ne s’attendait pas à une telle décision. La convention collective prévoit un recours pour les salariés. Elle va donc s’adresser à la Fédération bancaire française (FBF). Son dossier, qui fait déjà 75 pages, est étudié le 19 février en commission. Siègent deux représentants de la banque et trois côté salariée, Ida a le sentiment de se retrouver, « sur le banc des accusés ». Elle veut faire valoir que ses reproches à son supérieur sont fondés et que sa déontologie l’oblige à les dénoncer mais elle raconte « lorsque je tentais d’expliquer la situation, on me coupait la parole». Sans surprise, la commission rejettera son recours.
Alerte auprès de l’Autorité de contrôle prudentielle qui joue la grande muette
En désespoir de cause, l’analyste s’adresse à l’Autorité de contrôle des banques, encore appelée Autorité de contrôle des risques prudentiels et de résolution (ACPR). « Je leur ai remis un dossier complet. Ils m’ont écoutée. Ils ont constaté que je dénonçais un risque d’infraction à la déontologie et en ont conclu qu’ils allaient faire une enquête ». Là encore, les choses se compliquent. Les relations banques-ACPR ne sont pas du domaine public. Une fois une enquête diligentée, ce qui n’a pu nous être confirmé, l’ACPR établira ce qui ne fonctionne pas normalement et rédigera s’il y a lieu « une lettre de suite » qu’elle enverra à la direction générale de la banque. La réponse corrective de celle-ci ne sera de toute façon pas rendue publique. A défaut de prendre des mesures, la banque s’exposerait à des sanctions.
Le pénal et la tentative de corruption, seule voie de recours au final
La lanceuse d’alerte ne s’arrête pas là. Au printemps, elle dépose son dossier au prud’hommes et se retourne contre son employeur. Elle demande la nullité de son licenciement et sa réintégration, quitte à accepter une baisse de salaire qu’elle propose d’ailleurs formellement. Une audience de conciliation a eu lieu le 6 octobre 2014. La banque est restée sur sa position. En juin 2014, alors qu’elle quitte formellement la banque après avoir signé son solde de tout compte, Ida dépose une plainte au pénal évoquant des pressions physiques, psychologiques et financières puisque son bonus a été supprimé dans le cadre de son évaluation. « J’ai une définition déontologique de mes fonctions qui requièrent l’indépendance et j’estime avoir été victime de corruption et tentative de corruption » explique-t-elle. Première satisfaction : l’affaire n’a pas été classée et une enquête préliminaire a été ouverte par la brigade financière. Celle-ci a entendu l’analyste début octobre avec un intérêt manifeste. Le dossier semble avancer.
Ni des prud’hommes, ni du pénal, Ida de Chavagnac n’attend une quelconque indemnisation, elle souhaite seulement être réintégrée à la banque, non seulement pour retrouver son poste mais aussi parce que son licenciement est un très mauvais signe pour ses collègues analystes. Que peuvent-ils conclure de cette affaire ? Que l’intégrité ne paie pas ? Qu’ils prennent le risque de perdre leur emploi s’ils refusent les compromissions de leur supérieur et ne sont pas assez pro-business ? Qu’on risque moins à enfreindre les règles qu’à vouloir les faire respecter ?
C’est malheureusement déjà le constat que l’on peut tirer en observant les représailles systématiques contre les lanceurs d’alerte et la quasi-impunité des fraudeurs de la finance.
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Merci de vos réactions. Je ne pense pas pour ma part que cette aventure malheureuse soit anecdotique. Elle pose en tout cas la question de la protection des personnes qui évaluent les risques. Pour ma part je n’ai pas compris à ce jour qui s’occupe de leur garantir une certaine indépendance. Quant à la question de savoir qui a dit à Ida de Chavagnac de tenir compte de l’intérêt de la maison, après vérification c’est bien un responsable des risques.
Madame Ida de Chavagnac ne pas le première (ni la dernière) personne d’être victime de vouloir tirer la sonnette d’alarme qui y a laissé sa peau. Aux USA je connais des personnes qui ont fait de même avant la crise de subprime. Eux licenciés aussi et poursuivis pour diffamation etc par les dirigeants des banques.
une lecture sur ce sujet (pdf) http://goo.gl/r49emN
Bonne journée à tous.
C’est une histoire très anecdotique et qui ne mérite pas autant d attention. Il faut savoir relativiser et prendre du recul.
Cette réaction est très inquiétante.
Pour ma part, j’ai partagé cette information avec un ami qui fait partie du comité des risques d’une banque concurrente. Il a été très étonné. Ce qui lui pose problème c’est ce qui est dit à Mme Chavagnac. Je cite : elle se devait de « tenir compte des aspects commerciaux et de la relation globale client/Crédit Agricole CIB ». Ces propos sont étonnants. Il faudrait savoir qui les a tenu, si c’est un autre responsable des risques c’est encore plus grave. Ce qu’on m’a dit c’est que les équipes en charge du risque des banques ne doivent pas avoir d’autre objectif que de donner un avis sur le risque, sinon, elles deviennent vite schizophrènes. C’est peut-être ce qui est arrivé à cette brave dame à qui on demande aussi de tenir compte de l’intérêt des équipes commerciales si j’ai bien compris.
Le contribuable que je suis n’a plus qu’à espérer que les Gendarmes de la Finance ne pensent pas comme vous et qu’ils s’intéresseront à la question.