L’actualité récente à Wall Street (Tesla, GameStop), après plusieurs scandales en France (Casino, Gowex…) et en Allemagne (Wirecard…) remet le projecteur sur les vendeurs à découvert. (photo © GPouzin)

Faut-il haïr les « vendeurs à découvert », ces investisseurs spéculant sur la baisse de sociétés probablement surévaluées ? Le principe de la vente à découvert (short selling en anglais) consiste à vendre des titres que l’on ne possède pas, dans l’espoir de les racheter moins cher pour « clore » sa position. Pour cela les vendeurs à découvert doivent emprunter des titres : il y a un marché des prêts-emprunts de titres sans lequel les ventes à découvert ne pourraient exister, puisque les vendeurs ne possédant pas les titres n’auraient pas ces titres à vendre.

Les vendeurs à découvert ont globalement très mauvaise réputation auprès de tout le monde, car ce sont des oiseaux de mauvaise augure, qui s’enrichissent sur le malheur des autres (dirigeants, actionnaires et salariés de sociétés en difficulté). Leur crime est souvent de découvrir par leurs propres enquêtes que des sociétés sont très survalorisées en Bourse par rapport à leur réalité économique, souvent cachée ou déformée par des dirigeants ou actionnaires majoritaires directement intéressés à faire grimper le cours de leur action coûte que coûte, en dissimulant la vérité aux investisseurs.

Comment procèdent les vendeurs à découvert

Généralement, les investisseurs spécialisés dans la vente à découvert prennent des positions « vendeuses » au fur et à mesure que leurs enquêtes renforcent leur conviction qu’un titre est artificiellement surévalué. Une fois qu’ils ont vendu une grande quantité de titres empruntés, ils publient les révélations de leur enquête, qui s’accompagne généralement d’une vague d’indignation des dirigeants, menaçant les « méchants spéculateurs » de procès en diffamation, critiques infondées, calomnies. Ils se drapent dans leur dignité pour dénoncer des manipulations de cours, et réclament l’intervention des autorités boursières pour les protéger.

L’exemple de Casino / Rallye contre Muddy Waters

Des affaires de vente à découvert de ce genre défrayent souvent la chronique en France et en Europe. En décembre 2015, le financier Carson Block, de la société Muddy Waters Capital, avait ainsi misé sur un écroulement du groupe de distribution Casino et sa société mère Rallye, dont il dénonçait une comptabilité trompeuse dissimulant une rentabilité illusoire, et en tout cas insuffisante pour payer ses dettes. Ses conclusions se sont révélées pertinentes. Les profits de Casino étaient effectivement insuffisants pour permettre à Rallye de rembourser ses dettes, et Rallye a été placé en redressement judiciaire en mai 2019 après une accélération de ses difficultés financières.

Mais lorsque les cachoteries de Casino/Rallye ont été révélées par Muddy Waters et Carson Block, ce dernier a été menacé par Casino avec le soutien de l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui prend plus facilement la défense des dirigeants d’entreprises cotées « respectables » que celle des épargnants ou des investisseurs victimes de leurs supercheries.

A l’époque, ma consoeur Marie-Jeanne Pasquette avait consacré des articles détaillés à cette affaire sur son site Minoritaires.com. Deontofi.com avait vulgarisé et relayé ses enquêtes (à relire ici), ce qui nous avait aussi valu des pressions d’une attachée de presse hystérique, payée par son employeur pour hurler des insanités aux journalistes. Elle s’était défoulée sur mon répondeur car je ne réponds pas à ce type d’appel.

Squeeze et autres dangers des ventes à découvert

Comme on le voit, les révélations des vendeurs à découvert sont souvent pertinentes, ce qui entraîne une prise de conscience par la majorité des investisseurs minoritaires, abusés par diverses falsifications comptables, fraudes financières ou autres communications outrancières, qu’ils ont été trompés. Les investisseurs minoritaires, épargnants ou caisses de retraite, vendent alors leurs actions, dont le cours baisse, ce qui permet aux vendeurs à découvert de « racheter » les titres qu’ils avaient vendu, pour rendre les titres empruntés à leurs propriétaires, et ainsi clore leurs positions.

Mais si le titre ne baisse pas, les vendeurs à découvert se retrouvent dans une situation délicate, car ils doivent à un moment donné racheter les titres vendus pour les rendre. Dans certains cas, des investisseurs « haussiers » peuvent tenter de coincer les vendeurs à découvert, en raflant un maximum d’actions pour organiser leur pénurie (squeeze), afin d’obliger les vendeurs à découvert à racheter à leur tour leurs positions en perte (plus chères qu’ils les avaient vendues).

Coûts et fonctionnement des ventes à découvert

S’ils ont vendu les titres à découvert à 10€, et qu’ils doivent les racheter à 15€, ils perdent 5€ par action rachetée. Sinon ils peuvent « rouler » leurs positions, c’est-à-dire demander un prolongement de leur emprunt de titres. Mais cela coûte cher, car les intérêts payés sur les emprunts de titres dépendent de l’offre et de la demande. S’il y a beaucoup d’emprunteurs et peu de prêteurs, c’est plus cher.

En outre, les banques et courtiers intermédiaires des vendeurs à découvert doivent s’assurer que ces derniers seront bien en mesure d’honorer leurs engagements, c’est-à-dire de racheter les titres vendus pour les rendre. Pour cela, ils demandent d’abord un dépôt de garantie lors de l’ouverture de la position.

En France, le niveau de garantie à déposer dépend de la nature des actifs laissés en garantie de la transaction. Les ventes à découvert font l’objet d’un traitement harmonisé pour un certain nombre d’actions dont le marché des prêts-emprunts de titres est suffisamment actif, il s’agit du Service de règlement différé (SRD). Quand on vend à découvert pour 100 000 € d’actions au SRD, on doit laisser 20 000 € en dépôt de garantie auprès de son intermédiaire.

Type de garanties sur transactions au SRDCouvertures    Levier
Espèces, bons du trésor ou monétaires20%5
Obligations, OPCVM obligataires25%4
Actions européennes et OPCVM actions40%2,5
Autres (US, OPCVM non référencés, …)100%1
Pour une transaction à découvert de 100 000 €, il faut 20 000 € de garanties en espèces, ce qui permet de jouer cinq fois plus que votre mise : on dit que l’effet de levier est de 5 fois.

En plus de ce dépôt de garantie, les intermédiaires procèdent à des « appels de marge » auprès de vendeurs à découvert quand leurs positions sont « perdantes », c’est-à-dire quand le cours de l’action vendue à découvert monte au-dessus du cours auquel les vendeurs l’ont « shortée » (vendue à découvert). Ainsi, en cas de perte potentielle, les vendeurs à découvert doivent augmenter leur dépôt de garantie pour garantir leur capacité à éponger cette perte, faut de quoi l’intermédiaire clôt leur position d’autorité en « rachetant » pour leur compte les actions vendues, et en poursuivant si nécessaire les vendeurs pour honorer leurs engagements (de rendre les titres empruntés en les rachetant à tout prix).

Exemple d’un squeeze dans The Big Short

Tenir une position à découvert, même si elle est pertinente à long terme, peut donc s’avérer très périlleux à court terme, comme illustré dans le film « The Big Short », raconté par Deontofi.com ici.

Michael Burry (joué par Christian Bale), un neurologue californien reconverti dans la gestion de fonds avec sa société Scion Capital. parie sur l’écroulement de la bulle des prêts « subprimes », packagés dans des emprunts hypothécaires vendus aux investisseurs institutionnels. Il vend ces titres à découvert à partir de 2005, mais affronte les banques qui réussissent pendant des mois à maintenir artificiellement le cours de ces titres, avant leur écroulement en 2007.

Bien sûr, les vendeurs à découvert ne sont pas des enfants de coeur, et certains emploient parfois des méthodes très contestables, voire carrément illégales, pour accélérer l’écroulement d’une action, dont leur enrichissement dépend.

Guerre de manipulations et désinformation

De l’autre côté, les détracteurs des vendeurs à découvert sont encore plus souvent des manipulateurs, animés par leurs propres conflits d’intérêt. Les « communicants », « influenceurs », bloggeurs ou autres vendeurs de rêves appelés au secours des sociétés en difficulté pour redorer leur image sont payés pour le faire, ou aveuglés par la naïveté de leurs propres paris sur la hausse d’un titre sans réelles perspectives. Les épargnants qui suivent les conseils d’achat de ces prédicateurs amateurs en sont souvent pour leurs frais, quand la bulle se dégonfle.

L’avenir dira qui avait raison, entre les fans convaincus que leurs boutiques de jeux vidéos GameStop ont encore un avenir prospère, malgré ses pertes des dernières années, ou les vendeurs à découvert estimant que GameStop est surévaluée, à 25 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 6,5 milliards avec 470 millions de déficit en 2020.

Et Tesla dans tout ça ?

Dans le même esprit, beaucoup d’experts s’interrogent sur la motivation ou la crédulité des investisseurs ayant soutenu la flambée de Tesla. Alors que ce constructeur automobile n’a jamais gagné d’argent sur la vente de ses voitures électriques, ses fans voient la société d’Elon Musk comme une société innovante prête à rafler la mise dans les marchés prometteurs des voitures autonomes à énergie propre. De l’autre côté, des financiers sont sceptiques quant aux méthodes d’Elon Musk, et sa communication outrancière, estimant que Tesla est manifestement surévaluée. Tesla est aujourd’hui l’action faisant l’objet des plus importantes ventes à découvert au monde, avec plus de 30 milliards de dollars d’actions Tesla vendues à découvert début janvier 2021. Un pari jusqu’ici perdant, car avec la hausse de Tesla (+700% en 2020), les vendeurs à découvert ont déjà perdu collectivement près de 39 milliards $ l’an dernier. Fin janvier 21, Tesla était valorisée 800 milliards de dollars en Bourse, pour un chiffre d’affaires d’environ 25 milliards, et toujours pas de bénéfices.

Vendre à découvert est souvent risqué. Mais acheter une action uniquement parce qu’elle monte, en espérant la revendre plus cher en dépit d’une profitabilité douteuse, n’est pas un jeu moins dangereux.

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Un commentaire

  1. Adrien, le

    Merci Gilles, on comprend tout de suite mieux avec un peu de théorie et de contexte ! Ça justifie pas que le NYTimes crache sur les petits épargnants de GameStop, mais on y voit plus clair.
    Bises (enfin, sur le masque) ! 🙂

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