Ce livre éclaire les enjeux de pouvoir entre la plupart des dirigeants et les actionnaires dont ils prétendent souvent abusivement servir les intérêts

Prise de participation hostile à la direction (Unibail-Westfield), critiques de la stratégie des dirigeants (Lagardère), pressions pour écarter les PDG insuffisants (Danone), l’activisme des investisseurs institutionnels n’est pas toujours très complaisant avec le capitalisme à la papa.

« Les fonds activistes défient les dirigeants et s’attaquent à la gouvernance et à la stratégie des entreprises ciblées », résument les auteurs.

Dès la préface, le lecteur est mis au parfum : « Derrière le terme « activiste », négativement connoté, il y a une réalité méconnue et multiple, des acteurs aux intérêts et aux méthodes divergentes ».

Préface comique

On s’étouffe quelques lignes plus loin, quand l’autrice de cette préface, Virginie Morgon, présidente du directoire d’Eurazeo, une société d’investissement cotée en Bourse longtemps liée à la banque Lazard, présente la société qu’elle dirige comme «  exemplaire en matière de gouvernance ». Gloups !

Avec un peu d’humour, on se marre franchement en repensant à l’article de notre consoeur Marie-Jeanne Pasquette, expliquant comment ladite direction d’Eurazeo avait embrouillé ses actionnaires pour distribuer un cadeau de départ de 50 millions d’euros à son ex-président Patrick Sayer, il n’y a pas si longtemps, quand il passa la main à l’autrice de cette flatterie.

« Le conseil de surveillance d’Eurazeo ne donnera pas plus d’explications mais demandera aux actionnaires de payer à Patrick Sayer une indemnité de départ qu’il ne mérite pas, si l’on en croit l’application du code de gouvernance Afep-Medef qui recommande de «  n’autoriser l’indemnisation d’un dirigeant qu’en cas de départ contraint, quelle que soit la forme que revêt ce départ ». (…) En 2018, la société de conseil en vote Proxinvest remarque le coup fourré et recommande à l’AG 2018, à ses clients de voter contre la résolution numéro 20 qui propose cette indemnité. « Le départ n’est absolument pas contraint, c’est un non-renouvellement de mandat. Le versement d’une telle indemnité n’est donc absolument pas logique, pertinent ou dans l’esprit du principe des indemnités de départ (…) ».

A relire d’urgence ici : http://www.minoritaires.com/retraite-chapeau-tenue-de-camouflage-pour-patrick-sayer-chez-eurazeo/

Refermons cette parenthèse comique, en nous rappelant tout de même que les donneurs de leçons de gouvernance en sont rarement des modèles, qu’ils soient cibles d’activistes ou activistes eux-mêmes.

Premier livre en français sur les fonds activistes

Après cette mise en bouche, le livre s’avère bien construit et d’une grande utilité pour les lecteurs francophones, puisqu’il s’agirait du « premier livre en français sur les fonds activistes », selon Simon Gueguen, qui en a eu l’initiative.

Simon Gueguen est maître de conférence à l’Université de Cergy-Pontoise, après avoir été professeur agrégé en finance d’entreprise à l’Université de Paris Dauphine. Il a co-écrit ce livre avec Lionel Melka, aussi prof à Dauphine et responsable de la recherche financière de la société de gestion Homa Capital (anciennement YCAP AM), après avoir travaillé pour les banques Lazard, Crédit Agricole CIB et LCF Rothschild.

Grâce à leur expérience alliée à leur approche académique, les auteurs déroulent 200 pages bien structurées et parsemées de nombreux faits et chiffres pour mieux comprendre l’enjeu des fonds activistes, comme l’explique la 4ème de couverture :

Les fonds activistes défient les dirigeants et s’attaquent à la gouvernance et à la stratégie des entreprises ciblées. Pourtant ces fonds, qui cultivent parfois l’opacité, sont méconnus : qui sont-ils et pourquoi se sont-ils tant développés depuis vingt ans ? Quels sont leurs objectifs et leurs méthodes ? Créent-ils vraiment de la valeur ? Que fait le régulateur ? Grâce à une approche rigoureuse, à la fois théorique et concrète, vous découvrirez :

• comment cette pratique a émergé et s’est progressivement diffusée ;
• qui sont les grandes personnalités de l’activisme actionnarial ;
• comment se déploient les stratégies activistes, grâce à 15 cas réels.
Professionnel de la finance, étudiant en économie et gestion ou observateur de l’actualité économique, cet ouvrage vous permettra de comprendre plus précisément les bouleversements récents du capitalisme.

Montants modestes, résultats visibles

Dès leur introduction, les auteurs mettent le sujet en perspective avec quelques chiffres : « Selon le rapport annuel de Lazard, l’année 2018 a marqué un record historique avec 226 campagnes dans le monde, totalisant plus de 66 milliards de dollars investis. En 2019, ces chiffres sont en légère baisse : 187 campagnes réalisées pour un total de 42 milliards de dollars. Toutefois, de plus en plus d’acteurs se convertissent à l’activisme et leur nombre a battu un record en 2019, où pas moins de 147 fonds ont mené des campagnes activistes, un tiers de ces derniers le faisant pour la première fois. » (p.2)

Un des mérites du livre réside dans son approche académique, consistant à donner la parole à toutes sortes d’experts du sujet, sans donner l’impression de prendre partie, en dépit de partis pris assumés.

Ainsi la parole est donnée à Caroline Ruellan, juriste réputée en relations actionnariales, qui définit l’activisme comme : « l’action menée par un actionnaire minoritaire afin d’exercer une influence sur l’entreprise, en utilisant notamment les droits que la loi lui reconnaît en contrepartie du risque social qu’il a accepté de courir, sans volonté de devenir majoritaire ni prendre le contrôle de l’entreprise » (p.12).

Activisme actionnarial contre activisme des vendeurs à découvert

La même experte pose « Un regard critique sur l’activisme vendeur », c’est-à-dire exercé par des investisseurs spécialisés dans la « vente à découvert », estimant que « quelles que soient ses revendications, le vendeur à découvert n’est ni activiste, ni lanceur d’alerte » (p.13).

Nul doute que cette opinion soit partagée par les dirigeants d’entreprises concernées, souvent les plus mal gérées, voire frauduleuses, comme Gowex ou Casino, ou plus récemment GameStop (lire à ce sujet Faut-il haïr les « méchants » vendeurs à découvert spéculant sur la baisse ?)

Les auteurs en profitent pour exclure les vendeurs à découvert de leur ouvrage, sauf pour le « cas Herbalife » décrit dans le chapitre 5. Leur argument méthodologique est recevable : l’activisme des vendeurs à découvert n’est pas à proprement parlé un « activisme actionnarial », puisqu’ils n’ont pas pour but de « devenir un actionnaire minoritaire influent » (p.14). Logique puisqu’ils ne sont même pas actionnaires, mais seulement vendeurs d’actions empruntées à d’autres actionnaires.

Benjamin Graham père de l’activisme

On apprend que la première campagne d’un actionnaire activiste pour secouer des dirigeants abusifs a été menée dès 1926 par Benjamin Graham, père de l’analyse financière, encore célèbre aujourd’hui pour son ouvrage « The intelligent investor » (1949), livre de chevet favori du milliardaire Warren Buffet, qui dirige le fonds de participations Berkshire Hattaway (BRKA BRKB).

Mécontent d’avoir été éconduit par la Northern Pipeline, à qui il demandait de vendre des titres financiers non stratégiques pour distribuer l’argent aux actionnaires, Ben Graham avait démarché les autres minoritaires, dont la fondation Rockefeller, pour faire plier les dirigeants récalcitrants à la volonté de leurs mandants. (p.15).

Portrait robot de canard boiteux

Fidèles à leur approche académique, les auteurs proposent une revue des études sur leur thème. « Les universitaires ont réussi, en observant les cibles de très nombreuses campagnes de fonds activistes (…) à identifier les caractéristiques de la plupart des cibles : faible valeur boursière par rapport à la valeur comptable, flux de trésorerie et rendement des actifs solides mais mauvaise distribution des bénéfices, difficilement visées par une OPA, ou encore forte proportion d’investisseurs institutionnels », résument-ils, citant une étude de « Brav et al., 2008 » (p.21).

Plusieurs études, dont « Klein et Zur, 2011 », montrent que les cibles ont tendance à ne pas distribuer aux actionnaires l’argent qui leur revient. (p.23)

La liquidité des titres, c’est-à-dire leur disponibilité sur un marché avec des volumes de transaction suffisants, favorise aussi l’intervention des activistes, selon « Norli et al. 2015 » (p.24).

Interventions activistes rentables

Autre découverte, ou plutôt confirmation d’un argument répété par les activistes et contesté par leurs cibles : leur intervention est généralement bénéfique pour le cours de Bourse des sociétés concernées. (p.25)

Sur 1500 propositions d’actionnaires minoritaires examinées entre 2002 et 2004, les actions des sociétés visées ont eu une surperformance moyenne de 10% sur trois ans, selon une étude de « Thomas et Cotter, 2007 » (p.26)

Sur une fenêtre de 20 jours autour de l’annonce par un activiste de son entrée au capital d’une société, sa surperformance atteindrait 7,2%, selon « Brav et al., 2008 » (p.26)

Parmi les études de référence, « Greenwood et Schor, 2009 » montrent que sur le long terme, les entreprises cibles d’activistes voient leurs rendements s’améliorer. (p.27)

« Del Guercio et al., 2008 » constatent une augmentation du rendement des actifs des cibles par rapport à l’échantillon de contrôle basé sur le secteur d’activité, la taille et les résultats antérieurs, au cours des trois années suivant l’intervention activiste (p.27).

« Del Guercio et Hawkins, 1999 » constatent que les cibles de fonds de pension activistes connaissent davantage de changements opérationnels, cessions d’actifs, restructurations ou changements de dirigeants que des sociétés comparables dans les trois ou quatre ans suivant les interventions activistes (p.28).

« Les activistes sont également connus pour s’immiscer dans la gouvernance des entreprises ciblées s’ils la jugent mauvaise (…) : dans 66% des cas, ils parviennent à engendrer une fusion », selon « Boyston et Moorodian, 2011 » (p.29).

Les cibles d’activistes réduisent leur dépenses de recherche et développement, mais pas leur capacité d’innovation, puisqu’elles déposent davantage de brevets, selon « Brav et al., 2008 » (p.29)

Court-termisme en trompe l’œil

Un argument tarte à la crème des dirigeants pour discréditer leurs critiques activiste consiste à s’ériger en défenseurs du long terme contre la myopie d’investisseurs accusés de court-termisme. Qu’en est-il vraiment ?

« Les horizons d’investissement des fonds activistes sont un sujet de discorde. « Brav et al., 2008 » montrent pour la période de 2001 à 2006 que la durée moyenne de détention des cibles par les fonds activistes est de 369 jours, soit environ 1 an » (p.31). Ils détaillent ensuite des durées variables selon les situations, mais ce n’est en tout cas pas plus « court-termiste » que la plupart des fonds d’investissement classiques (type Sicav).

Surtout, les auteurs relèvent que ce n’est pas un biais spécifique aux activistes : « la rémunération des dirigeants peut les inciter au court-termisme. Ils peuvent chercher, lorsqu’ils sont rémunérés en actions, à privilégier une hausse rapide du cours de Bourse, au détriment du long terme » (p.33).

C’est même prouvé par d’autres études académiques : les rémunérations des dirigeants sont une gigantesque supercherie. Relisez à ce sujet :

Fonds indiciels et activisme

La gestion indicielle qui consiste à répliquer la composition des indices boursiers est souvent dénigrée par les tenants de la gestion « active », notamment pour sa passivité. Qu’en est-il sur le terrain de l’activisme actionnarial ?

Les auteurs rappellent d’abord l’efficacité de la gestion « passive ». « Une étude de référence « French, 2008 » montre que la gestion active est un jeu à somme négative, c’est-à-dire que la performance moyenne des fonds actifs (une fois déduits les coûts spécifiques associés) est inférieure à celle des fonds passifs ». Cela n’exclut pas la capacité de certains fonds actifs à gagner plus, mais cela suppose que les autres, plus nombreux, gagnent moins. (p.70)

Quelques gérants passifs géants auraient des moyens de pression sur les sociétés dont ils sont actionnaires, avec leurs droits de vote importants.

« Fichtner et al., 2017 » estiment que BlackRock détient plus de 5% du capital dans plus de 2600 sociétés cotées aux Etats-Unis et que le poids combiné des trois leaders de la gestion passive (BlackRock, Vanguard et State Street) en ferait l’actionnaire principal de plus de 1 600 sociétés cotées. (p.74)

Soupçon de conflit d’intérêt des gérants passifs

« Schmidt et Fahlenbrach, 2017 », montrent que les dirigeants ont plus de pouvoir et que les administrateurs effectuent des mandats plus longs dans les sociétés ayant une plus forte proportion d’actionnaires passifs, « et que la valeur de ces entreprises a tendance à baisser à mesure que le pouvoir du dirigeant se renforce ». (p.74) Ces sociétés ont aussi de moindres performances même quand elles réalisent des fusions-acquisitions.

« Ce constat corrobore l’idée que les dirigeants moins contrôlés peuvent avoir plus de latitude à favoriser des fusions-acquisitions favorisant leur intérêt personnel, mais réduisant la valeur de l’entreprise », selon une étude « Jensen, 1986 » (p.74). Tient, ça rappelle furieusement la vente rocambolesque d’Alstom Power par son ex-PDG, Patrick Kron, à General Electric !

Une farce impayable, à relire ici sur le site de feu notre consoeur Marie-Jeanne Pasquette : http://www.minoritaires.com/patrick-kron-ag-alstom-information-financiere/

D’autres études mettent en évidence la corruption des grandes sociétés de gestion en matière de défense des actionnaires minoritaires.

« Ashraf et al., 2012 » ont montré « une propension globalement plus forte à soutenir les dirigeants qui entretiennent des liens commerciaux étroits avec les fonds (…) ». Selon eux : « les fonds entretenant d’importants liens commerciaux avec les entreprises adoptent des politiques de vote qui vont dans le sens de toutes les propositions des dirigeants, que l’entreprise soit cliente ou non, afin d’éviter une surveillance publique des votes, pouvant donner lieu à un conflit d’intérêts ». (p.75)

En clair : non seulement les grands gérants soutiennent les mauvais dirigeants d’entreprises auxquelles ils vendent leurs services, par exemple pour gérer leur trésorerie ou leurs fonds de retraite, mais pour que ce conflit d’intérêt se voit moins, il soutiennent aussi les mauvais dirigeants d’entreprises non clientes.

Activisme renforcé par la gestion indicielle

Si les conflits d’intérêt existent, le poids croissant des gestions indicielles au capital des sociétés cotées favorise tout de même le développement de l’activisme actionnarial.

« Une présence plus élevée d’investisseurs passifs au capital n’entraîne pas une probabilité plus forte d’être la cible d’actionnaires activistes. Cependant, elle donne lieu à des résolutions activistes plus ambitieuses, par exemple des demandes de sièges au conseil d’administration, et à des confrontations plus radicales, comme des batailles de procuration », selon « Appel, Gormeley et Keim, 2019 » (p.76).

Dirigeants de leurs propres intérêts

« En acceptant de s’en remettre à un conseil d’administration pour la direction de l’entreprise, les actionnaires ne peuvent plus espérer que la totalité des décisions prises favorise leur seul intérêt. Le conflit d’intérêt entre les propriétaires actionnaires et les dirigeants de l’entreprise est donc un sujet central en gouvernance d’entreprise », selon Adolphe Berle et Gardiner Means, qui ont exposé cette théorie dès 1932 dans leur étude sur « The modern corporation and private property ».

Le poids des agences de vote par procuration, ou « proxy »

Pour atténuer les conflits d’intérêt des gérants néfastes à leurs clients investisseurs, la réglementation les oblige à exercer leurs droits de vote. Cette démarche est de plus en plus souvent déléguée à des agences de vote par procuration, ou « proxy », dominées par deux acteurs mondiaux : Institutional Shareholder Services (ISS) et Glass Lewis & Co. En France, on peut citer aussi Proxinvest.

« Selon McCahery, Sautner et Starks (2016), 60% des investisseurs institutionnels recourent aux services d’au moins un fournisseur de recommandations de vote par procuration, et cette pratique a tendance à améliorer leur prise de décision. (…) Selon Iliev et Lowry (2014), environ 25% des fonds suivent systématiquement les recommandations des agences dans leur vote. » (p.85).

Les auteurs consacrent ensuite une cinquantaine de pages à des récits de batailles entre actionnaires minoritaires activistes et dirigeants d’entreprises. La dernière partie est consacrée à des aspects réglementaires et juridiques de l’activisme actionnarial (niveaux de déclaration de franchissement de seuil au capital des sociétés cotées par pays, p.160, etc.).

Bibliographie académique salutaire

Pédagogique et accessible à un lectorat non spécialiste des subtilités juridiques et financières de la « gouvernance » d’entreprise, cet ouvrage tient sa promesse de premier ouvrage de vulgarisation en français sur les fonds activistes. Les nombreuses études académiques de chercheurs en finance citées sont des ressources salutaires. Les lecteurs retrouveront les coordonnées détaillées permettant de retrouver ces études dans les 5 pages de bibliographie. En résumé, ce livre est très utile pour mieux comprendre les enjeux de pouvoir entre la plupart des dirigeants et les actionnaires dont ils prétendent souvent abusivement servir les intérêts.

Pour en savoir plus:

« Les fonds activistes. Modes d’actions, stratégie et résultats »,

de Simon Gueguen et Lionel Malka, éditions Dunod, mars 2021, 208 p. (29€ en édition papier, ou 22,99€ en édition e-book).

https://www.dunod.com/entreprise-economie/fonds-activistes-modes-d-action-strategies-et-resultats

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