La martingale de Jean-Charles Naouri ne fonctionne plus. La société d’analyse financière Muddy Waters créée il y a cinq ans par l’américain Carson Block, a donné un grand coup de pied dans la cascade de holding du PDG de Casino. Après la publication de l’étude de cet activiste, le 17 décembre 2015, le cours du géant de la distribution a déjà perdu 25 % en un mois. Et il ne suffit pas de pousser des cris d’orfraie pour persuader les investisseurs que les activistes sont de mauvais garçons. Cette étude, certes perturbante, est loin d’être infondée. (NDLR Deontofi.com republie cet article initialement publié par notre partenaire minoritaires.com le 19/1/2016)
En expliquant que la valeur de Casino est très surévaluée par le marché et que le calcul de la dette réelle est sous évaluée par Standard & Poor’s, l’activiste montre que la montagne de dettes des holdings de Jean-Charles Naouri, le PDG de Casino, est fragilisée. La crise brésilienne (43 % des ventes de Casino), le tassement conjoncturel de la rentabilité de la grande distribution en France et la mise en lumière d’intérêts minoritaires qui grignotent près de la moitié des revenus de l’exploitation, rappellent aux actionnaires qui l’avaient oublié que le groupe a été bâti à coup d’ingénierie financière, par un brillant énarque, normalien et diplômé de Harvard, soutenu par les banques. Et ce ne sont pas seulement les minoritaires de Casino qui peuvent être inquiets mais aussi les créanciers des holdings Rallye, Financière Euris et Finatis.
Jean-Charles Naouri, père de l’ « ingénierie financière créative » et de « l’économie Casino »
Pour comprendre la situation dans laquelle se trouve Casino, il faut refaire un peu d’histoire. Jean-Charles Naouri, ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy est l’homme qui a mis en place la déréglementation des marchés financiers dans l’hexagone (création du marché à terme des instruments financiers et des certificats de dépôt, des billets de trésorerie). Après l’éviction des socialistes, le jeune financier est repêché en 1987 par la banque Rothschild & Cie (de David de Rothschild). Puis, celui qui ne bénéficie d’aucune fortune familiale, va faire prospérer sa pelote logée chez Euris avec quelques coups de Bourse juteux. Il rachètera ensuite le distributeur Rallye puis s’alliera dans les années 90 à la famille Guichard, mettra la main sur Casino puis échappera à une OPA de Promodès. Toujours soutenu par les banques, il rachètera ensuite les enseignes Monoprix, Leader Price, Franprix . Enfin, il développera à l’instar de Carrefour ses affaires en Amérique du Sud et en Asie avec une prédilection pour le Brésil où il reprendra la totalité du groupe GPA en 2005. En même temps, il se renforcera en Colombie, en Thaïlande et au Vietnam.
Parallèlement, à partir de 2005, Jean-Charles Naouri va utiliser une ingénierie financière sophistiquée et créative, pour extérioriser la valeur de ses actifs immobiliers et ainsi trouver le cash dont il a besoin pour nourrir son appétit de conquêtes. Les banquiers ne se sont jamais faits prier pour prêter à Casino. Ils adorent la grande distribution parce qu’elle brasse des volumes qui génèrent d’importantes commissions d’une part. Et d’autre part, parce que les supermarchés et les hypermarchés encaissant le produit de leurs ventes avant même de payer leur fournisseurs, ils ont des montants de cash colossaux à placer. Mais lorsqu’il s’agit de financer la promotion d’immobilier commercial, ils sont beaucoup plus frileux. Casino va donc profiter de la niche fiscale offerte aux foncières ( pas de taxation des dividendes distribués) pour créer Mercialys. Il se délestera d’une partie de son immobilier commercial auprès de cette filiale, percevra du cash et enregistrera des plus values dans les comptes de Casino. Puis il cédera une partie de ses actions dans Mercialys. Jacques Erhmann , PDG de Mercialys à l’époque, expliquait ainsi sa stratégie en 2007 :
« Dans le domaine du développement d‘actifs neufs, Casino a su créer des véhicules patrimoniaux souples, contrôlés, réactifs pour développer l’activité de promotion en France et à l’étranger, associés parfois à une ingénierie financière sophistiquée et créative. Cela en fait un partenaire financier idéal de développement pour Mercialys :grâce à la convention de partenariat qui nous lie à Casino, nous bénéficions d’opportunités de développement importantes et sécurisées qui nous permettent d’aborder sereinement et sans précipitation le marché des acquisitions libres… »
Selon Carson Block, l’EBITDA de Casino mérite une sérieuse correction
Le sujet de Muddy Waters n’est pas de critiquer la démarche de Casino mais plutôt de mettre en lumière le malentendu sur l’EBITDA du groupe (NDLR earnings before interests taxes depreciation and amortization, EBITDA, comparable à l’excédent brut d’exploitation), sa fragilité, et de contester la notation de Standard & Poor’s sous-estimant la dette selon lui.
L’EBITDA est un indicateur primordial. Il correspond au bénéfice de l’entreprise avant qu’on ne lui soustraie la charge d’intérêt, les impôts et les amortissements. Il permet en principe de mesurer la création de richesse. Pour cette raison, les analystes financiers utilisent de plus en plus le multiple d’EBITDA pour évaluer une société cotée. Les banquiers eux aussi, s’en servent pour fixer leurs covenants, c’est à dire les indicateurs qui signalent que les conditions des crédits qu’ils ont accordé à l’entreprise doivent être révisées. Pour Casino, la dette ne doit pas dépasser pas 3,5 fois l’EBITDA.
Or ce que conteste l’activiste, c’est la réalité de l’EBITDA publié par Casino. D’une part, Muddy Waters estime qu’il est nettement minoré du fait que Casino « cohabite » avec de nombreux minoritaires dans ses filiales ( près de la moitié de l’EBITDA leur reviendrait) et d’autre part, l’activiste dénonce le manque de transparence qu’a entretenu le groupe coté sur les revenus provenant de son activité de promotion immobilière à jet continu, qui selon lui ne devraient pas être incluse dans l’EBITDA.
Cette pratique d’extraction des plus-values ( qui peuvent un jour ou l’autre se transformer en moins-values ou en dépréciations) enrichit virtuellement la société à court terme, mais la vide sur le long terme. Elle est à l’origine d’une part importante de l’EBITDA de Casino, ce que les normes IFRS (NDLR international financial reporting standards, IFRS, norme comptable internationale) tolèrent. On peut toutefois se demander si ce résultat de type « financier » a sa place dans un indicateur qui donne l’illusion de mesurer les revenus récurrents du groupe.
Prenant en compte la part des minoritaires ainsi que la part de l’ingénierie financière voici ce que Muddy Waters publie dans son analyse :
« Selon nos estimations sur 12 mois, Casino pourrait publier EBITDA de 2,6 milliards €. Toutefois, sans compter les intérêts minoritaires, son EBITDA » propriétaire » serait de seulement 1,4 milliard €. Et si on élimine les revenus issus de l’ingénierie financière estimés à 165 millions €, l’EBITDA ajusté serait de seulement 1,2 milliard €…. »
Sur la base de ce nouveau calcul, le ratio de levier de Casino (dette nette/EBITDA) dont le calcul est exigé par les prêteurs, se situerait, selon Muddy Waters bien au dessus de ce qu’a annoncé fin 2014, Jean-Charles Naouri. Le PDG de Casino estimait à l’époque que la dette représentait 1,8 fois l’EBITDA. Avec les ajustements de l’analyste on serait à 6,1 fois. Reste à savoir si les créanciers de Casino ont établi leurs covenants sur un EBITDA corrigé et s’ils vont se satisfaire longtemps des chiffres « enjolivés » publiés par le champion de la distribution.
En décembre, Standard & Poor’s aurait maintenu son rating BBB à la suite de deux erreurs
Pourquoi les agences de notation notent-elles toujours Casino en catégorie BBB, alors que selon Muddy Waters, la notation des dettes de Casino mériterait d’être abaissée et de tomber dans la catégorie junk bonds ?
Sur cette question, l’analyste n’y va pas par quatre chemins. Il accorde peu de crédit à la notation de Fitch. Non sans raison. Il note que le Président de Fitch (Marc Ladreit de Lacharrière) siège au conseil d’administration de Casino depuis 2003 et que Jean-Charles Naouri, PDG de Casino est au board de Fimalac, qui continue à jouer un rôle important dans la gouvernance de Fitch dont il possède 20%. » Est-il facile pour un analyste de dégrader la notation d’un émetteur quand le président de votre agence de notation, siège depuis longtemps à son conseil ? » s’interroge l’activiste.
Concernant, la notation de Standard & Poor’s, Muddy Waters soutient que l’agence a fait deux erreurs dans les calculs conduisant à sa notation de décembre dernier. Il cite une surévaluation de la contribution du réseau brésilien Via Varejo à l’EBITDA 2014 de 164 millions €, ainsi qu’une surestimation du cash de Casino de 2,6 milliards € qui réduit la dette nette apparente d’autant.
Casino menace de faire un procès mais double son plan de cession d’actifs
Face aux critiques de Muddy Waters qui conclut que la valorisation boursière de Casino est gonflée à l’hélium. Casino a saisit l’AMF. Il est vrai que le géant de la distribution ne joue pas de son côté le jeu de la transparence. L’activiste a renvoyé le 14 janvier une liste de 10 questions au directeur financier, pour lui donner l’occasion de contrer ses arguments. Or, lors de la conférence téléphonique destinée à présenter le chiffre d’affaires du quatrième trimestre, Antoine Giscard d’Estaing a balayé les questions d’un revers de main. L’analyste de Barclays qui a posé une nouvelle fois la question de la part des plus-values dans l’EBITDA, n’a pas obtenu, lui non plus de réponse.
Casino a eu beau jeu d’expliquer que « l’ingénierie financière » fait partie de son cœur de métier, les risques induits par cette activité ne sont pas mentionnés dans le document de référence de la société, pas plus que le détail clair des profits qu’il en retire. Or, l’immobilier commercial va mal et la crise du commerce est une réalité que l’on peut constater quotidiennement même dans les galeries commerciales. Voilà qui mériterait une mise en garde des actionnaires sur les conséquence attendues sur les comptes du groupe.
Au lieu de cela, la direction de Casino continue à communiquer sur la solidité du groupe, les performances des affaires en France et ne s’attarde pas sur la dégringolade des ventes non alimentaires au Brésil. Pourquoi alors, les dirigeants alors se sont-ils mis à vendre les bijoux de famille ? Le 15 décembre dernier, Casino annonçait un plan de désendettement via des ventes d’actifs pour 2 milliards €.
Un mois plus tard, le 14 janvier, le projet de ventes d’actifs n’est plus de 2 milliards € mais de 4 milliards €. Jean-Charles Naouri va céder Big C, l’enseigne de ses affaires au Vietnam et en Thaïlande, plus son immobilier en Colombie. Que s’est-il passé en l’espace d’un mois ? Les créanciers auraient-ils soudain pris conscience de la situation ? L’étude de Muddy Waters a-t-elle mis la pression sur les investisseurs qui sont devenus plus exigeants auprès de la direction ?
Quoiqu’il en soit, le cours de Casino n’en fini pas de baisser. En un an, il a été divisé par deux et ce n’est peut-être pas terminé. Carson Block estime que l’action pourrait valoir 6,91 €, un objectif de cours sur lequel aucun analyste de banque ne s’est pour l’instant aligné.
Standard & Poor’s met la note du groupe sous surveillance négative
Après une relative bienveillance, Standard & Poor’s a fini par se laisser convaincre le 15 janvier que Casino ne méritait plus forcément son triple B. L’agence de notation qui avait confirmé en décembre, sa note de solidité financière BBB -, compte tenu des promesses de désendettement ( 4 milliards €) , estime aujourd’hui que malgré les cessions d’actifs annoncées, la rentabilité de Casino va continuer d’être « assez faible » pendant une période prolongée et le niveau de dette « trop élevé ».
Standard & Poor’s (S&P) semble avoir pris au sérieux l’alerte de Muddy Waters mais avec un peu de retard. L’agence est en train de réviser son appréciation qui pourrait conduire à un abaissement de deux points maximum de la note à long terme du groupe. Largement assez pour que ses dettes tombent dans la catégorie junk bonds, avec des conséquence négatives pour les prêteurs, un renchérissement du coût de sa dette pour Casino et peut-être une renégociation des emprunts. Mauvaise passe pour les affaires de Jean-Charles Naouri qui va probablement devoir composer avec des partenaires financiers.
À lire sur le site de notre partenaire minoritaires.com :
Fitch : la note de Casino est-elle crédible ?
L’AMF s’intéresse à l’affaire Muddy Waters-Casino
Pour en savoir plus, notre partenaire minoritaires.com recommande :
L’étude Muddy Waters sur Casino du 17 décembre 2015
Le communiqué répondant à Muddy Waters du 21 décembre 2015
La lettre de Muddy Waters au directeur financier de Casino du 14 janvier 2016