En profitant d’un projet d’OPA encore secret dont son cousin, banquier chez UBS, est informé, un jeune golden boy libanais empoche 6 millions d’euros de plus-values grâce à des transactions discrètes sur des marchés parallèles. Repérés par l’Autorité des marchés financiers et mis en cause grâce à la coopération entre autorités boursières internationales, les accusés ont donné du fil à retordre à la Commission des sanctions de l’AMF, qui examinait une nouvelle fois cette affaire à l’audience du 20 septembre 2013. Récit d’une belle embrouille.
Comment spéculer sur un bon tuyau ?
Début 2008, la SNCF décide de racheter les actions qu’elle ne détient pas encore dans la société de transport Geodis, cotée à la Bourse de Paris. Les dirigeants de la SNCF et Geodis se réunissent fin février, puis désignent des banques chargées de mener l’opération qui procèdent aux premières évaluations début mars. Alors que l’action Geodis cote moins de 80 euros, elle sera valorisée à 135 euros dans le cadre d’une offre publique d’achat (OPA).
Charles Rosier et son cousin Joseph Raad, deux jeunes golden boys sans scrupules, saisissent cette occasion de gagner de l’argent facile. En tant que responsable à la salle de marché de la banque UBS dans l’équipe « Debt Capital Markets », qui suit notamment les grands émetteurs de dette français comme la SNCF, Charles Rosier reçoit un mail le 20 mars l’informant que l’UBS sera co-présentatrice de l’OPA sur Geodis pour le compte de la SNCF, qui débutera le 7 ou le 14 avril 2008. Au Liban, son cousin Joseph Raad, responsable à la salle de marché du Crédit libanais, sait le profit qu’il peut tirer d’une OPA encore confidentielle. Entre le 20 mars et le 4 avril 2008, il achète 6500 actions Geodis autour de 72 euros ainsi que 101 287 CFD représentant autant d’actions Geodis, pour un montant total de l’ordre de 8 millions d’euros.
Les CFD, ou contracts for difference, ont un double avantage de discrétion et de mise de fonds réduite pour spéculer sur cette OPA. Premièrement ce sont des instruments financiers à terme dotés d’un effet de levier : au lieu d’acheter des actions, le CFD permet de miser sur l’évolution de l’action Geodis entre son cours lors de l’achat et de la revente des CFD. Au lieu d’acheter des actions Geodis à 72 euros et de les revendre à 135 euros pour encaisser une plus-value de 63 euros (135 moins 72), l’acheteur de CFD ne débourse qu’une partie du prix de l’action Geodis, dont il ne devient pas propriétaire. Deuxièmement, les CFD ne sont pas des titres officiellement cotés sur des marchés réglementés, mais de simples contrats conclus de gré à gré par l’intermédiaire de courtiers spécialisés, comme Saxo Bank à Copenhague ou IG Index à Londres, qui achètent et vendent les proportions d’actions correspondant à ces paris par l’intermédiaire d’autres intervenants sur le marché des actions concernées, ce qui brouille un peu les pistes.
Dès le 3 avril 2008, l’AMF est néanmoins alertée par son service de surveillance des marchés, qui repère une augmentation des transactions sur l’action Geodis et de son cours. Elle décide de suspendre la cotation jusqu’au 7 avril 2008. Dès la reprise des transactions, Joseph Raad revend en hâte toutes ses actions et ses CFD Geodis, empochant une plus-value d’environ 6,2 millions d’euros, comme l’AMF le découvrira au cours de son enquête sur ces mouvements suspects.
Délit d’initié et recèle d’informations privilégiées.
Juridiquement, la qualification de l’infraction est clairement définie par le Code monétaire et financier et le règlement de l’AMF. « Une information privilégiée est une information précise qui (…) si elle était rendue publique, serait susceptible d’avoir une influence sensible sur le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers qui leur sont liés », explique ainsi l’article 621-1 du règlement général de l’AMF. Quant au délit d’initié lui-même, l’article 622-1 du règlement général de l’AMF rappelle que : « Toute personne mentionnée à l’article 622-2 doit s’abstenir d’utiliser l’information privilégiée qu’elle détient en acquérant ou en cédant, ou en tentant d’acquérir ou de céder, pour son propre compte ou pour le compte d’autrui, soit directement soit indirectement, les instruments financiers auxquels se rapporte cette information ou les instruments financiers auxquels ces instruments sont liés. »
Pour condamner le « recèle » d’informations privilégiées utilisées dans les délits d’initié, l’article 622-1 de l’AMF ajoute que tout détenteur d’une telle information doit notamment « s’abstenir de communiquer cette information à une autre personne en dehors du cadre normal de son travail, de sa profession ou de ses fonctions ou à des fins autres que celles à raison desquelles elle lui a été communiquée ».
Au niveau législatif, l’article L465-1 du Code monétaire et financier prévoit même jusqu’à un ou deux ans de prison avec des amendes pouvant aller jusqu’à dix fois le profit illicite réalisé dans le cadre d’un délit d’initié.
Mauvaise foi et manœuvres dilatoires.
Outre la cupidité et le peu de scrupule des golden boys pris la main dans le sac, l’AMF sera confrontée à leur mauvaise foi et à tous les moyens d’obstruction imaginables au cours de sa procédure de sanction.
Niant tout en bloc, Charles Rosier, le golden boy de l’UBS à l’origine de la « fuite », expliquera d’abord qu’il n’avait pas pu informer son cousin de l’OPA, car il n’avait pas lu son mail l’en informant, le 20 mars 2008. Son alibi ? Il était à ce moment en vacances en Espagne sans en avoir « averti sa hiérarchie ». Une insouciance à laquelle ne croit pas l’AMF : cinq jours plus tard, toujours en congés clandestins, Charles Rosier répond « dans les deux minutes suivant la réception du courriel de sa collègue du département « debt capital » lui demandant s’il avait connaissance du projet d’OPA sur Geodis ». Sa réponse montre qu’il est même très bien informé.
Compte tenu des méandres de la finance entre la fuite de l’UBS et les transactions observées sur l’action Geodis, il a fallu une vraie coopération entre autorités boursières de différents pays pour remonter jusqu’aux spéculations sur CFD du cousin libanais, en passant par les courtiers spécialisés intervenant dans différents pays.
L’avocat de Joseph Raad en profite pour tenter de contester la régularité de la procédure d’enquête et demander son annulation. Selon cette thèse, les enquêteurs de l’AMF auraient eu recours à l’autorité de régulation libanaise (« Banque du Liban », « Commission de contrôle des banques » CCB pour la première demande, puis « Commission spéciale d’investigation » SIC pour les suivantes), alors qu’il n’y avait pas d’accord conclu avec l’autorité compétente du Liban. Il reproche aussi à l’AMF d’avoir donné à l’autorité libanaise des informations précédemment obtenues auprès de l’autorité financière danoise (« Finanstilsynet »), sans l’autorisation de cette dernière, et en violation de leur accord de coopération. Il accuse encore l’AMF d’avoir transmis les informations provenant de l’autorité anglaise (« Financial Services Authority ») à une commission autre que la CCB libanaise, seule visée par l’autorisation de cette autorité. Enfin il estime que les enquêteurs auraient « outrepassé le champ de l’enquête, circonscrit au titre Geodis », en interrogeant Joseph Raad sur ses transactions réalisées sur d’autres titres.
La première décision partielle de la Commission des sanctions de l’AMF, du 12 avril 2013, répond point par point à ces arguments dont elle balaye toute validité juridique. Plein d’imagination pour se disculper face aux évidences, Joseph Raad garde néanmoins un argument pour retarder la procédure de sanction qui le menace. Sa prémonition que le cours de Geodis était sur le point de flamber n’aurait rien d’un délit d’initié lié au tuyau sur la future OPA dont son cousin était informé. La preuve ? Il avait passé des ordre d’achats de CFD sur Geodis dès les 28 février, 4, 7, 11, 14, 17 et 18 mars 2008, mais qui n’avaient jamais pu être exécutés car fixés à des limites inférieures aux cours cotés. Il l’avait déjà déclaré aux enquêteurs en fournissant des « copie d’extraits du livre d’ordres de la société de courtage libanaise » AIDI par qui il était passé. Aucun de ces ordres non exécutés n’a été enregistré par voie électronique ou par horodatage, mais un expert libanais de la SIC, mandaté par la Banque du Liban, a authentifié l’origine des extraits du livre d’ordre du courtier écrits à la main dont sont issus ces fameuses « preuves » de son innocence.
Ne serait-il pas scandaleux que l’AMF doute d’une expertise libanaise respectable en matière de lutte contre les fraudes boursières ? Et même si les relevés d’ordres manuscrits du courtier Arab International Development Investment (AIDI) étaient authentiques, seraient-ils pour autant fiables ? Auraient-ils pu être manipulés pour couvrir une fraude boursière ? Lors de l’audience publique du 22 mars 2013, la Commission des sanctions veut clarifier ces doutes et demande un complément d’enquête pour vérifier si, oui ou non, les ordres non exécutés dont se prévaut Joseph Raad ont bien été transmis aux intermédiaires spécialisés qui ont exécuté ses transactions ultérieures, comme ils auraient dû l’être s’ils avaient réellement existé.
Pour cela, il faut vérifier si les ordres non exécutés sur les CFD Geodis que Joseph Raad dit avoir passé via la société de courtage libanaise AIDI en février et mars 2008, ont bien été reçus par GDI Markets et London International Bank à Londres, puis, par l’intermédiaire de ces établissements, par Saxo Bank à Copenhague et IG Index à Londres ; et enfin si Lehman Brothers International et Dresdner Kleinwort, à Londres, ont bien reçu à leur tour des ordres sur l’action Geodis qu’auraient émis Saxo Bank et IG Index pour couvrir les ordres correspondant aux opérations de Joseph Raad sur les CFD Geodis transmis à ces deux établissements.
A l’audience publique du 20 septembre 2013, le rapporteur de l’AMF ne revient pas totalement bredouille. Certes, il est impossible de vérifier l’existence des ordres non-exécutés chez les deux premiers intermédiaires qui ont disparu depuis. On ne trouve aucune trace non plus de contreparties aux ordres non exécutés dans les ordres reçus par les autres maillons de la chaîne, alors que l’on retrouve bien des preuves correspondant à la traçabilité des ordres exécutés jusque chez ces intermédiaires.
Reprenant son réquisitoire, l’AMF requiert 20 millions d’euros d’amende pour le délit d’initié de Joseph Raad et 1,5 million d’euros d’amende pour le recèle d’information privilégiée de son cousin Charles Rosier. Les pauvres golden boys plaident l’indigence mais refusent de répondre en public quand la présidente de la Commission des sanctions demande leurs revenus et patrimoines pour fixer l’amende. On évacue le public pour qu’ils répondent en privé. La Lettre de la Déontologie Financière informera ses lecteurs du verdict très attendu sur cette belle entourloupe.
G.Pz avec B.P.
Sources : suivi d’audience et décision de la Commission des sanctions de l’AMF du 12 avril 2013.