A l’origine, il devait y avoir trois sources de taxes sur les transactions financières en France, en vertu de l’article 5 de la Loi du 14 mars 2012 (Loi de Finance rectificative n° 2012-354) créant la TTF française (TTF-F) : 1/ une taxe sur les achats d’actions, 2/ une sur les transactions haute fréquence (visant aussi exclusivement les marchés d’actions), et une troisième 3/ sur les achats « à nu » (spéculatifs) de CDS (Credit default swap, ou contrats d’assurance contre les défauts de paiement) d’emprunts d’Etats.
Mais au final, seule un petite partie des achats d’actions sont taxés, et toutes les autres transactions sur les marchés financiers, que ce soit la grande majorité des achats d’actions, ou toutes les opérations sur d’autres titres (obligations privées, emprunts d’Etat…) ou produits financiers (produits structurés, options et contrats à terme…) échappent à la TTF. Voyons ça.
Actions taxées à long terme, exonérées à court terme !
Premier constat choquant : les seuls achats d’actions taxés sont les investissements à long terme dans des grandes sociétés françaises.
En principe, la loi prévoit bien une taxe de 0,3% sur les achats d’actions, mais pas tous. La TTF s’applique sur « le total net (hors frais de courtage) des achats de titres en fin de journée pour les opérations au comptant », décrypte Gunther Capelle-Blancard (p.8), en vertu de l’Article 235 ter ZD du Code général des impôts (CGI).
En pratique, de nombreux achats d’actions sont exonérés. D’abord toutes les PME françaises, start-ups et autres sociétés de taille « modeste » ne dépassant pas 1 milliard d’euro de valeur boursière (capitalisation fin d’année N-1), sont exonérées. Résultat, le nombre de sociétés dont les achats d’actions peuvent être taxés, « fluctue entre 120 et 150 environ, au gré des fusions-acquisitions et de la conjoncture boursière », détaille le rapport. En 2024, 121 entreprises sont soumises à la TTF-F. Sur environ 700 entreprises françaises cotées en Bourse, 83% échappent à toute TTF. « L’objectif du seuil minimal est de ne pas nuire aux entreprises dont les titres sont les moins liquides, rappelle Gunther Capelle-Blancard. Cela se justifie assez bien, estime-t-il, d’autant que les transactions boursières sont extrêmement concentrées sur les plus grosses valeurs de la cote ». Résultat, seules les transactions sur les 17% plus grosses valeurs cotées peuvent être taxées. Et encore… rarement.
Outre la valeur boursière des sociétés, neuf cas d’exonération permettent à l’écrasante majorité des transactions d’échapper à la TTF, « pour ne pas nuire au fonctionnement des marchés » (p.10). L’exonération de TTF concerne :
- l’achat d’obligations échangeables ou convertibles en actions,
- les acquisitions de titres réalisées dans le cadre de l’introduction en Bourse,
- les opérations réalisées par une chambre de compensation ou un dépositaire central,
- les activités de tenue de marché d’une entreprise d’investissement ou d’un établissement de crédit, y compris à l’étranger,
- les activités de tenue de marché réalisées au profit de l’émetteur d’un titre en vue d’assurer sa liquidité,
- les acquisitions intragroupes,
- les cessions temporaires de titres (utilisées notamment dans le cadre des ventes à découvert),
- les acquisitions de titres réalisées dans le cadre de l’épargne salariale soit par un OPCVM d’épargne salariale (FCPE, SICAVAS), soit par l’entreprise ou une entreprise de groupe,
- le rachat de titres par une entreprise lorsque ceux-ci sont destinés à être cédés aux salariés adhérents d’un PEE.
En plus de ces neuf cas d’exonération, dont certains peuvent favoriser la dissimulation de transactions taxables en transactions exonérées, la TTF « porte exclusivement sur les transferts de propriété », rappelle le rapport : « Autrement dit, un achat suivi d’une vente réalisés la même journée ne sera pas taxé. Les transactions intra-journalières (intraday en anglais) sont ainsi exclues de la taxe, y compris le HFT. De même pour les opérations réalisées au Service à Règlement Différé (SRD) lorsqu’elles sont dénouées avant la date de liquidation (soit 4 jours de Bourse avant la fin du mois civil) » (p.11).
« Pourquoi taxer uniquement les transactions qui impliquent une durée de détention de plus d’un jour ? Pourquoi exclure les opérations les plus court-termistes et les plus spéculatives ? Il n’y a pourtant aucune raison économique qui justifie que l’on soit taxé si l’on détient une action plus d’un jour, ou juste quelques heures ou à peine une seconde… Au contraire, cela va à l’encontre de tous les principes de l’économie financière qui préconisent les stratégies à long terme » (p.11).
Trading haute fréquance (THF) : spéculation débridée défiscalisée
« Le trading haute fréquence, THF – ou HFT, pour high frequency trading – désigne les passages d’ordres d’achat et de vente sur les marchés financiers réalisés par algorithmes informatiques sur une fenêtre de temps extrêmement courte, de l’ordre de la nanoseconde (un milliardième de seconde) », rappelle le rapport.
Comme les achats et revente d’actions dans la journée (intraday) sont exonérées de TTF, c’est aussi le cas des achats et revente d’actions à « haute fréquence » (quelques secondes ou moins). Pour dissuader les manipulations les plus spéculatives, l’Article 235 ter ZD bis du CGI a prévu d’appliquer une taxe sur les transactions financières aux « ordres de Bourse annulés ou modifiés dans un délai d’une demi-seconde et au-delà d’un seuil fixé à 80% ». Et encore, avec un taux de seulement 0,01%, 30 fois inférieur à la taxe sur les achats d’actions « à long terme ». Seul problème, le contournement de cette taxe est hyper facile, car « elle ne s’applique qu’aux intermédiaires financiers exerçant leurs activités en France ; les succursales établies à l’étranger de sociétés françaises sont donc exemptées » (p.9).
Résultat, la taxe sur les transactions financières à haute fréquence n’a jamais rapporté un centime ! Un comble, quand on sait que cette méthode de spéculation à haute fréquence n’a aucune utilité économique d’une part, et constitue d’autre part une des principales sources de fraudes et manipulations boursières à haute fréquence, quasi indétectables, échappant aussi le plus souvent à toute sanction.
Lisez le dossier :
Quand un prestataire des traders haute fréquence investit 100 millions de dollar pour chaque millième de seconde gagné dans la rapidité des transactions, c’est bien qu’il compte en tirer un profit supérieur. « En 2010, Spread Networks a par exemple dépensé 300 millions de dollars pour installer un câble de fibre optique reliant New York et Chicago à seule fin de réduire le temps de transmission des ordres entre les Bourses des deux villes de 16 à 13 millisecondes », rappelle à ce sujet le rapport (p.22). Lire la source citée à ce sujet ici.
« L’exemption de fait, des transactions intra-journalières, limite considérablement les recettes fiscales. Surtout, c’est contradictoire avec les objectifs mis en avant, censés viser essentiellement les mouvements à court terme », analyse Gunther Capelle-Blancard (p.13).
Abrogation de la TTF sur ventes de CDS faussement interdites
Quant au 3ème volet de la TTF, initialement prévu à l’article Article 235 ter ZD ter, concernant la taxation sur les achats « à nu » (spéculatifs) de CDS (Credit default swap, ou contrats d’assurance contre les défauts de paiement) d’emprunts d’Etats, il n’a jamais été appliqué non plus.
Il a même été abrogé depuis 2018, au motif que l’Union Européenne a officiellement presque interdit ces opérations depuis novembre 2012. Presque, car les lobbies financiers ont obtenu le droit de vendre des CDS souverains « à nu » pour la « tenue de marché », classification facilitant le contournement de l’interdiction par les plus grandes banques, comme précise le rapport en citant une analyse de l’OFCE.
Alors quelles sont les opérations réellement soumises à la TTF et qui la paye ?
En partant de la TTF effectivement collectée en 2022, soit 1,9 milliard d’euros (dont 1,363 milliard au budget de l’Etat et 528 millions revenant au Fonds de Solidarité pour le Développement), sur la base d’un taux de TTF de 0,3%, le Centre d’Economie de la Sorbone a calculé que l’assiette des transactions taxées atteignait 630 milliards cette année-là, soit 15% du volume total de transactions sur actions françaises, évalué à 4.300 milliards d’euros cumulés, selon les données publiques disponibles (p.12). 85% des achats d’actions françaises passent au travers de la TTF, sans parler des autres marchés, titres ou produits financiers exonérés.
Vu les exonérations de TTF sur la spéculation, les investisseurs à long terme institutionnels et particuliers la payent, eux, sur la plupart de leurs achats d’actions françaises. Cependant, ils effectuent relativement peu de transactions, par rapport aux banques et autres intermédiaires financiers dont la plupart des transactions sont exemptées de TTF (p.17).
On estime ainsi que la part des transactions d’actions françaises sur Euronext réalisées par des particuliers est d’environ 2 à 3%, et celles pour le compte de société de gestion et d’investisseurs institutionnels est autour de 15%. En retenant que les investisseurs étrangers détiennent 40% des actions de sociétés de l’indice CAC 40, selon la Banque de France (fin 2022), « on peut raisonnablement faire l’hypothèse que les non-résidents réalisent environ 40% des transactions et s’acquittent donc de 40% de la TTF-F », ajoute le rapport.
En résumé, les investisseurs à long terme (particuliers, institutionnels, gérants de fonds et étrangers) supporteraient donc une bonne moitié de la TTF payée, tandis que les banques et autres intermédiaires de marché bénéficient d’exonérations sur l’essentiel de leurs transactions spéculatives.
« À l’évidence, on est loin des objectifs annoncés. Dans un souci à la fois d’efficacité et de justice fiscale, il conviendrait donc de revoir et d’harmoniser le dispositif », conclut Gunther Capelle-Blancard (p.12).
Sommaire :
1- Taxe sur transactions financières, le magot fiscal caché par Bercy
2- Mensonge bancaire, l’impôt de Bourse n’est pas nuisible
3- Spéculation exonérée, épargnants taxés : objectif raté
4- Percepteur privé : l’impôt de Bourse endormi par Euroclear
5- Taxe passoire : 1000 milliards d’euros de soupçons !
6- Bercy et l’AMF ont la clé pour réduire le déficit budgétaire avec la TTF
7- 7 mesures pour mieux taxer les transactions financières et réduire le déficit