La liberté d’expression et la liberté de la presse, que nous avons célébrées en réaction au massacre de Charlie Hebdo, sont des valeurs si bien ancrées dans la nature humaine qu’on les revendique sans trop connaître leur réalité légale. Mais quels sont les fondements juridiques de ces droits inaliénables ? Deontofi.com répond à cette question que beaucoup se posent inconsciemment.
La liberté d’expression n’est pas nouvelle. Elle est inhérente à la nature humaine et on peut considérer qu’elle remonte au moins à l’âge de pierre, quand nos ancêtres exprimaient leurs croyances sur les parois des cavernes. Pendant des milliers d’années, la liberté d’expression a été au cœur de nombreux débats et procès, concernant notamment l’expression des croyances spirituelles, comme celui de Jésus de Nazareth. Mais elle n’a été codifiée en droit positif, c’est-à-dire écrite noir sur blanc dans un texte ayant force de loi, qu’à partir de la révolution française.
La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, adoptée article par article du 20 au 26 août, en préambule à la future Constitution, édicte à son article 11 que «La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi».
Un siècle plus tard, sous la troisième République, le rôle spécifique des médias, dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, est reconnu par l’adoption de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
L’article 29 de la Loi de 1881 définit au passage le contour des deux principales limites à la liberté de la presse : la diffamation et l’injure. On y lit que «Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés». Et, pour compléter, que «Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure». Deux notions au cœur des polémiques sur les caricatures de Charlie Hebdo.
Au cours des siècles, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen française inspirera de nombreux pays, telle «la Liberté éclairant le monde» et sa célèbre statue du sculpteur Bartholdi, plantée par Eiffel dans le port de New York en 1886. La liberté d’expression est ainsi reprise dans le droit positif de nombreux pays et inscrite dans deux grands textes d’une portée juridique internationale, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
La Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies, adoptée par les 58 Etats membres de son Assemblée générale, à Paris le 10 décembre 1948, proclame ainsi à l’article 19 que «Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
Deux ans plus tard, la liberté d’expression est aussi consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée à Rome le 4 novembre 1950.
L’article 10 de cette Convention précise la notion de liberté d’expression par deux alinéas :
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Surtout, la «Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales» de 1950 (c’est son titre exact), a bien plus de force juridique que celle des Nations Unies, dont on regrette souvent qu’elle n’ait guère plus de valeur qu’une déclaration d’intention, compte tenu de son faible pouvoir de coercition.
La liberté d’expression consacrée à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme a beaucoup plus de force pour deux raisons. Premièrement, parce que ce texte est une convention internationale. Or, selon la hiérarchie des normes juridiques, les traités et conventions internationales ont une valeur supérieure aux lois nationales des pays qui les adoptent (c’est-à-dire qu’un pays ne peut adopter une loi annulant les effets d’un traité qu’il a signé), à condition qu’ils ne soient pas contraire à leur Constitution, dernier rempart de la souveraineté nationale (un traité ne peut imposer au pays qui le ratifie des lois contraires à sa Constitution). Deuxièmement, parce que le respect de la Convention européenne des droits de l’Homme est garanti par un réel pouvoir de coercition judiciaire.
Dès l’adoption de la Convention européenne des droits de l’homme, ses rédacteurs et signataires ont prévu la création d’un tribunal chargé de faire respecter son application. «Afin d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles, il est institué une Cour européenne des droits de l’homme [CEDH]», énonce ainsi l’article 19 de la Convention. Ne pas confondre la CEDH avec la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE), créée à Luxembourg en 1952, surtout compétente de contentieux sur la transposition des textes européens et l’application des décisions des institutions européennes (Commission européenne, Conseil des ministres de l’UE et Parlement européen de Bruxelles…).
Prévue par la Convention dès 1950 mais mise en place en 1959, dans le giron du Conseil de l’Europe à Strasbourg, la CEDH a tranché de nombreux litiges sur la liberté d’expression et de la liberté de la presse, en faveur des citoyens européens, quand ces droits n’étaient pas assez respectés par la justice de leur pays.
La liberté d’expression et la liberté de la presse sont des droits bien réels, avec des tribunaux pour les défendre. Comme d’autres libertés publiques, elles doivent néanmoins être encadrées pour préserver aussi certaines libertés individuelles et collectives. L’article 11 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 pose ainsi pour limite «l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi». L’article 10 alinéa 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme permet d’encadrer la liberté d’expression dans la limite des mesures nécessaires «à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui».
Le massacre de Charlie Hebdo ravive la polémique ancienne autour de ses caricatures religieuses, en particulier celles du prophète Mahomet. Comme Salman Rushdie, depuis la publication, en 1989, de ses Versets sataniques lui ayant valu une fatwa, c’est-à-dire un appel au crime, de l’ayatollah Khomeini, les caricaturistes du prophète subissent des menaces de mort, comme ceux du journal danois Jyllands-Posten depuis septembre 2005, ou ceux de Charlie Hebdo, depuis février 2006.
Ces menaces sont une atteinte inacceptable à nos libertés et à nos droits. Elles doivent être sanctionnées et combattues en tant que telles par la puissance publique et les forces de l’ordre. Mais ces attaques nous renvoient aussi à notre propre débat de société, et aux règles juridiques qui l’encadrent, concernant les limites du droit d’expression dans le respect du droit d’opinion et de croyances religieuses. Comme le rappelle l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 «La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui».
Or, les caricatures religieuses ne sont pas du goût de tout le monde, qu’on le veuille ou non. Indépendamment de leur acceptation de ces caricatures, certains citoyens craignent aussi que leur republication ne provoque de nouvelles violences. D’autres, au contraire, opposent de façon un peu simpliste «les médias qui osent republier les caricatures», comme l’ont fait de nombreux journaux européens, face aux «médias qui censurent les caricatures», comme le font de nombreuses chaînes de télévision américaines, en floutant les caricatures pour qu’elles n’apparaissent pas à l’écran.
Au-delà de son aspect affectif, ce débat de société est parfaitement légitime au regard des règles juridiques encadrant notre liberté d’expression, et de leur application à travers la jurisprudence. Pour le comprendre, il est très instructif de relire le jugement rendu par le Tribunal de grande instance de Paris, au sujet des caricatures de Charlie Hebdo, le 22 mars 2007.
Selon le compte rendu qu’avait fait Le Monde sur L’audience historique du procès des caricatures de Mahomet, on lit dans ce jugement « Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique ; attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique (…) ; attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions (…) ; attendu qu’ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo, apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées (…). »
Autrement dit, en vertu du droit à la liberté d’expression, un journal comme Charlie Hebdo peut publier ces caricatures, sans atteinte à la liberté du public, car on n’est pas obligé de l’acheter, de l’ouvrir et de le lire. Mais une chaîne de télévision peut légitimement se demander si son mode de diffusion, offert au regard de tous, dans les cafés, hôtels, aéroports ou autres lieux publics, peut s’apparenter davantage à un « affichage exposé sur la voie publique ». Dans ces conditions, on peut comprendre qu’un journal qui republie les caricatures, tout comme une chaîne de télévision qui les censure, respectent tous les deux l’esprit et les lois de nos droits à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.
Lire aussi : Après le massacre de Charlie Hebdo : mobilisation massive pour la liberté d’expression
Bravo, Gilles, pour ces remarquables textes, et leur pertinence après le drame qu’on vient de vivre.
J’aurais par ailleurs tendance à être d’accord avec Jean-Marc Chardon pour dire que, vivant dans une société pluriculturelle en pleine évolution, et sans beaucoup de préparation à cette pluriculturalité essentielle, il est essentiel de faire très attention à ce qu’on peut dire ou dessiner d’autrui.
Je suis amusé par ces commentaires intellectuels.
Effectivement, Charlie Hebdo est une publication sur le territoire français, soumis au droit français. (pour lequel le blasphème n’est pas un délit) d’autant plus que le dessin peut avoir des interprétations beaucoup plus diverses qu’un texte…
Si toutes sortes d’autres canaux médiatiques diffusent ses dessins dans d’autres pays, sa responsabilité n’est pas engagée (incluant partage sur internet, télé privée ou publique…).
Si actuellement il y a des manifs contre les caricatures de Mahomet publiées par Charlie dans d’autres pays : c’est leur droit. Ce qui n’autorise personne au crime sur le territoire français.
La conclusion n’est pas tant de définir « la liberté d’expression » que les limites dans lesquelles les dirigeants devraient se tenir quant à la brandir face à des menaces extérieures qui n’ont pas les mêmes règles.
Enfin, rappelons qu’un journal se produit, s’achète et se lit dans une certaine intimité et que sauf cette circonstance exceptionnelle de la marche du 11 janvier, il ne donne quasi jamais lieu en France à des rassemblements de personnes ou des incitations à la haine en groupes humains potentiellement dangereux.
Impressionné par cette remarquable présentation autour de la liberté d’expression et de presse, le souci d’exactitude et la pertinence du propos.
Reste qu’au-delà de lois conçues dans un cadre national, et de jugements forcément relatifs, la cohabitation de cultures différentes pose la question de la perception qu’en ont d’autres témoins.
Il est légitime de prendre en compte le regard d’autres populations et de se poser la question du bien commun dans une société multiculturelle en pleine évolution, où les incompréhensions peuvent alimenter des tensions et donner lieu à des réactions imprévisibles pouvant susciter une escalade de violences.