Suite de notre feuilleton sur la fraude intrinsèque à l’économie de marché rendant son éthique illusoire. Épisode 3: nous explorons le rôle des lanceurs d’alerte pour dénoncer les dérives de dirigeants malhonnêtes, et le sort qui leur est réservé. Extraits d’une contribution académique de Deontofi.com à la revue internationale Éthique Publique, pour son ouvrage intitulé : Éthique et reconfigurations de l’économie de marché : nouvelles alternatives, nouveaux enjeux.

Les lanceurs d'alertes, ou crieurs d'alarme, qui dénoncent les dérives de dirigeants malhonnêtes préjudiciables à la société, sont souvent davantage menacés de représailles que protégés et récompensés pour leur lutte contre les fraudes. (photo © GPouzin)

Les lanceurs d’alertes, ou crieurs d’alarme, qui dénoncent les dérives de dirigeants malhonnêtes préjudiciables à la société, sont souvent davantage menacés de représailles que protégés et récompensés pour leur lutte contre les fraudes. (photo © GPouzin)

Les lanceurs d’alerte rencontrent des obstacles lorsqu’ils cherchent à promouvoir l’éthique, à l’instar de Sherron Watkins et de Cynthia Cooper qui avaient dénoncé les fraudes d’Enron et Worldcom en 2002. À la même époque, en France, le chef de la doctrine comptable du cabinet d’audit Salustro-Reydel, Xavier Paper, avait été sanctionné par son patron à la demande du président-directeur général de Vivendi Universal, Jean-Marie Messier, pour avoir refusé de cautionner une manipulation maquillant des pertes en profits. Toujours en 2002, la société d’ingénierie Altran, qui avait falsifié sa comptabilité, désignait de faux coupables parmi les salariés refusant d’être complices de ses fraudes. La société a été condamnée pour ces dénonciations calomnieuses, mais les lanceurs d’alerte s’exposent globalement à plus de risques que les fraudeurs qu’ils dénoncent, même lorsque ces derniers sont démasqués.

De 2009 à 2011, la chargée de conformité d’une petite société de capital-risque française, Truffle Capital, a découvert des entorses aux réglementations financières, qu’elle a signalées à sa hiérarchie. Plutôt que de corriger leurs manquements, les dirigeants l’ont licenciée et poursuivie abusivement pour vol de documents, espérant peut-être détruire des preuves de leurs infractions. Après une enquête policière, la justice a re­connu la vacuité de la plainte calomnieuse de Truffle Capital. L’Autorité des marchés financiers (AMF) a déclenché une procédure de contrôle de Truffle Capital et a pris connaissance de certaines infractions de la société de gestion. Trois ans plus tard, les infractions de Truffle Capital restent impunies et la situation de la société s’est aggravée. Une participation des fonds d’investissement de Truffle Capital a été cédée par un gérant, avec l’accord de ses associés, au détriment des épargnants. Un tribunal du Luxembourg a ordonné sa mise sous administration provisoire et la saisie des titres, peut-être trop tard pour éviter un détournement.

Cette anecdote est révélatrice de deux failles au cœur de la régulation économique. Premièrement, les abus de pouvoir des dirigeants malveil­lants dissuadent la dénonciation des fraudes, organisées par ces dirigeants qui en bénéficient au détriment de la collectivité (État, consommateurs, actionnaires et salariés). Deuxièmement, la quasi-absence de sanctions dissuasives conforte le sentiment d’impunité des coupables et favorise les fraudes.

Sous le titre de Représailles : quand les lanceurs d’alerte deviennent vic­times, l’enquête annuelle du Centre de ressources éthiques américain (Ethics Resource Center,National Business Ethics Survey of the U.S. Workforce) révèle qu’en 2011, 45 % des salariés américains ont été témoins de malversations au travail, 62 % les ont signalées et plus d’un lanceur d’alerte sur cinq (22 %) a subi des représailles, 31 % se plaignant même d’agressions physiques ou contre leurs biens. Résultat : 38 % des salariés américains estimaient que leurs dirigeants n’étaient pas intègres et 46 % des témoins de malversations justifient leur renoncement à les signaler par la peur des représailles.

En Suisse, dès 2005, l’ancien numéro deux de la filiale de la banque Julius Baer aux îles Caïman, Rudolf Elmer, avait signalé aux autorités de son pays les montages de la banque helvétique pour organiser l’évasion fiscale de riches contribuables américains au mépris des lois. Ce signale­ment n’ayant abouti à rien, son contenu avait été révélé en 2010 par le site Wikileaks. En guise de représailles, Elmer a été emprisonné deux fois en Suisse, six mois puis un mois, et condamné 27 fois par la justice suisse depuis 2005, notamment pour atteinte au secret bancaire.

Témoin d’une fraude financière au cœur de la Banque Nationale suisse (BNS), un salarié de la banque Sarazin a été licencié en 2012 pour l’avoir dénoncée. La banque avait même poursuivi, sans résultat, l’hebdo­madaire zurichois Weltwoche, qui avait révélé cette malversation de Philipp Hildebrand, gouverneur de la BNS et président du Conseil de stabilité fi­nancière (Financial Stability Board). Ce dirigeant de la plus haute instance bancaire mondiale avait commis un délit d’initié sur le marché des changes en spéculant avec son épouse sur la fixation d’une parité pour le franc suisse qu’il n’avait pas encore annoncée, à l’été 2011. Contraint à démis­sionner après avoir été défendu par la BNS, Hildebrand a été recruté en 2012 par la société de gestion BlackRock, à Londres.

Même le dirigeant d’une multinationale n’est pas à l’abri de menaces de mort s’il s’attaque aux fraudes qu’il est censé empêcher. Nommé prési­dent du géant japonais de la photo numérique Olympus en avril 2011, le Britannique Michael Woodford l’a appris à ses dépens. Quelques mois après son arrivée, il découvre un système de fraude impliquant Olympus dans des paradis fiscaux depuis vingt ans. Le conseil d’administration d’Olympus, à qui il révèle cette fraude, le licencie dans la foulée le 14 oc­to­bre 2011, en lui conseillant de quitter le pays pour son bien.

Dans ces exemples, les entreprises recrutent et protègent les frau­deurs, au détriment de ceux qui dénoncent les malversations, qu’elles licen­cient s’ils s’opposent aux fraudes.

Les autorités protègent elles-mieux les tricheurs ou leurs dénonciateurs ?
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