Deontofi.com retranscrit le réquisitoire du procureur de la république au procès en appel pénal d’Altran et de ses ex-dirigeants, déjà reconnus coupables de divers délits financiers (faux, usage de faux, information trompeuse…). Le représentant du ministère public y dresse un récapitulatif sans concession des turpitudes de dirigeants malhonnêtes exposées par les débats de ce procès crucial. Il y relève avec finesse les incohérences et les contre-vérités que les coupables tentent de faire avaler aux juges pour échapper à la justice en plaidant l’incompétence et l’irresponsabilité. Tout le procès Altran ici.

Dans les affaires financières, les manipulateurs tentent de faire croire l'inverse de la vérité qui les accuse. (photo © GPouzin)

Dans les affaires financières, les manipulateurs tentent de faire croire l’inverse de la vérité qui les accuse. (photo © GPouzin)

Réquisitoire de monsieur le procureur de la République Nicolas Baietto à l’audience du 29 janvier 2014, deuxième partie (2 sur 4).

Pour mon réquisitoire je me suis basé sur les commissions rogatoires, reprend l’avocat général. On y trouve la cohorte des anonymes. Il y a ceux qui écrivent, pas n’importe quoi, pas par acte de malveillance ou de mensonge, mais de gens qui ont des preuves. Il y a ceux qui téléphonent et disent qu’il y a des destructions de preuves, quelques jours après les mises en examen, deux ans après les faits. S’il y a encore des preuves à détruire, c’est qu’il y en avait pas mal ! Il y a aussi des anonymes qui parlent à la presse qui va dévoiler ce scandale. Il y a aussi le rapport Ricol. On y parle de fraudes, mais quand même limitées, qui ne sont pas de la responsabilité des fondateurs. Il conclue dès le départ que monsieur Kniazeff n’est pas impliqué, puisque c’est lui qui vient demander l’enquête ! Cela existe, des gens qui demandent une enquête sur des faits auxquels ils ont participé. Il y avait un manque d’indépendance sur cette mission. Alors on vient nous dire que les Commissaires aux comptes sont quasi infaillibles, qu’il n’est pas normal que les salariés ne parlent pas aux dirigeants quand on leur donne des instructions illégales.

Vous avez aussi l’expertise comptable en cinq tomes, qui recèle énormément d’informations objectives, mais je ne m’y suis pas référé car ils ont cru devoir se prononcer sur l’imputabilité des faits, qui dépasse leur compétence et comporte des erreurs juridiques. Quand il est dit que la personne morale ne peut pas être responsable car le délit ne lui a pas profité, le critère du profit retiré n’est pas pertinent. L’enjeu est de savoir si elle a porté atteinte, oui ou non, aux droits de la protection de l’épargne et aux droits des actionnaires.

Je ne me suis pas appesanti sur le dossier de l’AMF car, oui, il y a une distinction entre la procédure administrative et pénale. C’est une façon de répondre à l’avance à cette question du non cumul. Il y a un énorme avantage à l’instruction pénale, car on y recherche la vérité, la seule voie qui permette de s’approcher de ce qu’on appelle la justice, notamment vis-à-vis des victimes qui n’ont toujours pas le droit d’entrer à l’AMF [NDLR, c’est une image, les victimes ne peuvent pas obtenir réparation d’une faute dans le cadre de sa sanction par l’AMF, mais elles peuvent y entrer pour assister aux audiences publiques de la Commission des sanctions].

Il y avait des facteurs de risque que je voudrais énumérer rapidement. On est très optimiste chez Altran, on attribue des stock-options très largement aux dirigeants. On crée une société civile ADF, espèce de bombe à retardement dont on donne des actions aux dirigeants. Il y avait aussi cette renégociation de crédit, alors que la société était en train de racheter son concurrent américain Arthur D Little. Il y avait des synergies mais c’était aussi un symbole qu’on était prêt à payer assez cher. Altran était en plus en train de lancer une émission obligataire importante et continuait à payer un « earn out » de 100 millions d’euros en complément de prix sur des sociétés achetées. Tout cela inquiétait un peu les analystes financiers qui disaient n’avoir aucune transparence sur ces montants.

Un autre facteur de risque était ce fonctionnement sur un mode d’opacité absolue. On a bien compris que l’oralité est là pour l’efficacité et que l’excès de formalisme nuit à la performance. On est bien placé pour dire qu’on pourrait aller plus vite avec moins de formalisme. Mais Altran est allé trop loin. Ce n’était plus l’oralité mais l’implicité : on ne dit même plus ce qu’on fait, tout le monde doit le savoir ! C’est assez inquiétant.

On arrive à l’inadaptation de cette organisation à sa taille et son environnement boursier. Six personnes pour gouverner 18 000 salariés ! On n’est pas loin d’un record. Encore, si ce cercle était un peu ouvert, mais il est logé dans ce que les uns et les autres appelaient un bunker. On nous explique qu’il n’y avait pas de chaise dans le bureau de monsieur Kniazieff, où on ne reçoit pas. Ce fonctionnement était tellement excessif qu’il est devenu fautif. Dans ces conditions on ne peut pas admettre que tout ait été fait dans leur dos, à leu insu et contre eux. Le dossier démontre qu’ils savaient que les uns et les autres se livraient à des actes frauduleux.

Monsieur Massenet a dit « avant de décider de savoir, il faut oser savoir ». Monsieur Rougagnou aussi, à propos de la « boîte de Pandore de la comptabilité », a dit qu’il voyait très bien le problème mais que ce n’était pas regardé.

Dans ces conditions je ne m’explique pas comment messieurs Kniazeff et Martigny ont pu ne pas voir ces changements à partir de 2001. Si la seule explication est qu’ils n’ont pas regardé, ils sont fautifs, car c’était leur responsabilité au sein du codir ou on les appelait les apôtres.

Sur la soumission a l’autorité, les salariés disent « on m’a demandé, je n’avais pas le choix ». Cela s’explique par le choix des personnes au codir, qui étaient les obligés des fondateurs. Il faut mettre en rapport leur parcours d’anonymes devenus importants, en comparaison à tous les noms vedettes ou prestigieux qu’ils ont fait venir quand ils ont été mis a l’index médiatique : Ricol, Ernst & Young, c’est un contraste par rapport au fait de s’entourer d’anonymes fidèles qui devaient tout à Altran et à ses fondateurs.

Cette organisation explique en partie les faits et comment s’organise la défense autour de ce dossier, pour dire « tout ça c’est la faute de monsieur Bonan ». La fraude était généralisée et relativement homogène, organisée depuis le centre du groupe. Ricol lui-même le dit. Massenet dit qu’il y avait 80 à 100 personnes impliquées. Lasteyrie dit qu’il n’avait jamais vu ça, autant de personnes au courant impliquées dans une fraude.

On nous dit alors « quel était le mobile ? ». On nous explique que monsieur Bonan était tellement exposé au risque… Oui, il s’était endetté sur trente en millions d’euros pour acheter des actions Altran, pas seulement un hôtel particulier au Parc Monceau. Mais qui n’avait pas d’intérêt personnel dans cette affaire? Et ce n’est pas exclusif à la recherche d’autres intérêts. L’intérêt personnel se conjugue bien avec intérêt de la société. On ne peut pas faire, comme monsieur Friedlander, comme si un million d’actions c’était la même chose que zéro, que c’est un extra ! Et bien non. Plus c’est gros, plus ça passe, mais ce n’est pas vrai !

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