(photo © GPouzin)

Eviter la lourdeur d’une procès en proposant une transaction judiciaire aux institutions financières, pour sanctionner leurs infractions sans vraiment les condamner, est-ce une bonne idée ? Pierre Servan-Shreiber, Daniel Lebègue, Christophe Soulard, Benpît de Juvigny et Didier Rebut en débattaient au 9ème colloque de la Commission des sanctions de l’AMF. (photo © GPouzin)

Transaction ou accord judiciaire, c’est la traduction du terme « settlement », désignant ces arrangements avec la justice par lesquelles de plus en plus d’institutions financières échappent à la justice pénale, mais pas aux amendes, ni aux poursuites civiles des victimes de leurs fraudes. En France, ces transactions judiciaires ont été rebaptisées « composition administrative » pour être sûr que personne ne comprend qu’il s’agit de la punition d’une infraction aux règles. C’était l’objet d’un débat au 9ème colloque de la Commission des sanctions de l’AMF dont Déontofi vous livre des extraits choisis.

Présentant le débat qui allait se tenir après son discours introductif, la présidente de la Commission des sanctions de l’AMF rappelle d’emblée les motifs de l’adoption de ce dispositif de transaction pour les fraude financières : « Dans un souci d’économie de moyens, de rapidité et d’efficacité, le législateur a prévu que le Collège [de l’autorité des marchés financiers] puisse proposer à la personne à laquelle il notifie des griefs d’entrer en voie de composition administrative », explique Marie-Hélène Tric en précisant que « Dans ces cas, l’accord passé entre le Secrétaire général et le mis en cause devra être homologué par la Commission des sanctions ».

Les financiers accusés de fraude préfèrent-ils transiger avec le gendarme boursier, quand il leur offre ce choix, plutôt que d’être jugés par sa Commission des sanctions ? Pas de surprise. « Cette procédure représente environ le tiers de nos décisions, et même davantage cette année [2016] », détaille Marie-Hélène Tric. Ces petits ou grands arrangements de justice doivent naturellement être au-dessus du tout soupçon. « Je tiens à préciser que la Commission des sanctions n’est pas une simple chambre d’enregistrement qui se contente d’apposer un tampon sur l’accord conclu entre le Secrétaire général et le mis en cause, explique-t-elle, mais qu’elle examine le dossier en vérifiant la régularité de la procédure, l’adéquation des faits établis par le contrôle avec ceux décrits dans l’accord, les textes visés et leur adéquation avec ceux de la notification de griefs et la qualification. Nous délibérons aussi sur le montant de l’engagement pécuniaire [ndlr : l’amende, en français courant] et sur les engagements destinés à mettre fin aux irrégularités, voire indemniser les victimes. »

« Alors, quelle philosophie sous-tend cette nouvelle forme d’alternative à la justice ? », s’interroge la présidente de la Commission des sanctions du gendarme boursier en introduisant le débat animé par Christophe Soulard, membre de la Commission des sanctions de l’AMF dont la tenue des audiences n’a pas échappé à Deontofi.com https://deontofi.com/tag/christophe-soulard/.

Table ronde n° 1 – La composition administrative

Modérateur : Christophe Soulard, conseiller à la Cour de cassation, membre de la Commission des sanctions de l’AMF

Intervenants :

  • – Benoît de Juvigny, secrétaire général, AMF
  • – Daniel Lebègue, président, Transparency International
  • – Didier Rebut, professeur des universités, université Panthéon-Assas
  • – Pierre Servan-Schreiber, avocat, Barreaux de Paris et New York

Deontofi.com a noté pour vous des interventions choisies dans ce débat, il ne s’agit pas d’un compte rendu exhaustif. Par ailleurs nous avons ajouté des compléments d’information pour aider les lecteurs à mieux appréhender de nombreux points auxquels les professionnels font allusion dans leurs débats entre experts. Travail réalisé par Gilles Pouzin avec Brigitte Poteau, déontologue du site Deontofi.com.

Didier Rebut : « Je suis frappé par le terme de composition administrative, qui ressemble à la composition pénale existante. Ce n’est pas surprenant, on sait que l’AMF est influencée par la justice pénale, dans le cadre de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, car elle a une fonction répressive.

En 1994-95 la loi [sur les procédures civiles, pénales et administrative] prévoit l’injonction pénale, mais cette procédure est censurée par le Conseil constitutionnel dès février 1995, au motif que le parquet ayant autorité de poursuite ne peut pas valider lui-même la composition, il faut la validation judiciaire d’un juge, ce sera introduit en 1998.

Puis nous avons eu la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) procédure créée par la loi [du 9 mars] 2004, qui homologue la composition. »

Daniel Lebègue : « Je ne suis ni juriste ni spécialiste des délits boursiers, mais l’ONG Transparency International est active sur ce sujet car nous avons plaidé pour que la France l’adopte dans le cadre de ses engagements la convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales [adoptée à l’OCDE en 1997]. Seize ans après la ratification, la justice française n’a prononcé ni sanction ni décision sur des faits de corruption à l’échelle internationale, alors qu’il y a eu plus de 100 sanctions par la justice américaine, 50 en Allemagne, 40 en Grande Bretagne, 30 en Italie. Nous sommes montrés du doigt, c’est une des raisons du classement de la France entre le 25ème et 28ème rang des principaux pays de la planète face à la corruption dans le monde [ndlr, au classement de Transparency International. Il peut en découler une perte de compétitivité, de crédibilité et de souveraineté.

Comment se fait-il que la justice française n’ait pas la capacité à condamner ces faits de corruption, alors que d’autres, les Etats-Unis, la Russie, les Pays-Bas, la Suisse, ou même des pays émergents, mettent en cause nos entreprises françaises dans les marchés publics dans le monde ? On ne peut pas en rester là.

Quelle en est la raison? J’évacue deux hypothèses. Un, les entreprises françaises seraient plus vertueuses que les autres. Il n’y a pas de statistiques, mais elles participent dans des conditions équivalentes à la compétition et aux appels d’offre. Deux, les magistrats français seraient complaisants. C’est exclu par conviction intime.

Le problème est lié à nos règles et procédures, qui sont totalement inadaptées pour sanctionner ce type de délits. Il s’agit de dossiers complexes, qui font intervenir un grand nombre d’intermédiaires et de structures opaques dans les paradis fiscaux. Il est souvent difficile pour cette raison de prouver la corruption des mis en cause.

La troisième hypothèse est que la condamnation pénale d’une multinationale, par la justice, a des conséquences lourdes de réputation, mais être condamnée pour corruption lui ferme aussi des portes, l’accès aux marchés publics d’un pays entier, ou des licences pour un établissement financier. Les conséquences sont disproportionnées.

Quand on administre la justice par voie pénale classique, il n’est pas dans les pratiques de la justice pénale d’assortir de mesures correctives, par exemple de la mise en place de moyens pour respecter la compliance [ndlr, conformité, en français] et désigner un moniteur pour contrôler le respect des engagements. C’est de la justice efficace. On proportionne la sanction financière, aux gains mal acquis. 9 milliard de dollar à la BNP, on a parlé de 14 milliard de dollar pour la Deutshe Bank. C’est vertigineux mais pas calculé au hasard, la BNP ce n’est pas de la corruption, mais le non respect d’embargo.

On a plaidé pendant deux ans. Il est important d’inscrire la transaction pénale dans la loi Sapin 2. Il y a des objections, le Conseil d’Etat a listé des questions. La député Sandrine Mazetier, retenez son nom, a écrit un texte juridique admirable qui répond point par point aux questions du Conseil d’Etat pour l’introduction de la transaction pénale dans notre droit français. »

Benoît de Juvigny : « Quand j’entends Daniel Lebègue, j’ai envie de demander des droits d’auteur car la composition administrative de l’AMF, créée par la loi en 2010, entrée en vigueur en août 2011, répond à toutes les exigences du Conseil d’Etat ».

Il dresse son bilan quantitatif et qualitatif.

« La composition administrative de l’AMF est réservée aux manquements aux règles professionnelles, limitée aux griefs de la filière des contrôles, qui se traduisent par 40% de  notification de griefs [ndlr, 60% des contrôles sans notification de griefs]. Depuis 5 ans le Collège [de l’AMF], quand il effectue une notification de grief, a le choix de le transmettre directement à Commission des sanctions, soit qu’elle soit assortie d’une proposition de composition administrative. [Pour les cas concernés la répartition a été de] 43 dossiers adressés directement à la Commission des sanctions, et 44 assortis d’une proposition de composition administrative.

Le Collège décide. Le principal critère [pour proposer une transaction], c’est quand le dossier est simple en droit car il y a déjà une jurisprudence établie. Il y a aussi des critères secondaires quand les enjeux sont très importants en montant ou en gravité, et qu’on préfère aller devant la Commission des sanctions.

A contrario cela peut être aussi le cas pour des petits dossiers très compliqués en droit.

Il y a une tendance ces derniers temps à accroître la proportion des compositions administratives.

Le délai d’acceptation est d’un mois [par le mise en cause pour choisir la transaction ou le procès]. Il n’y a eu qu’un seul refus. Puis le second délai [pour aboutir à une transaction] est de quatre mois. On arrive à un accord dans 90% des cas, seuls 4 dossiers ayant fait l’objet de désaccords. On signe, le Collège valide, la Commission des sanctions homologue. Il y a eu un cas de refus d’homologation.

Sur le plan qualitatif, l’objet des compositions administratives portait sur des procédures de contrôle interne, méthodologie de valorisation des fonds, etc. Leur contenu est systématiquement rendu public, ce n’est pas forcément obligatoire mais c’est un parti pris. En général il tient en trois pages, contient un résumé des griefs, n’implique pas de reconnaissance de culpabilité, des observations apportées par le mis en cause, mais nous n’acceptons pas qu’il y ait une remise en cause des constats des faits [établis par le contrôle ayant abouti à la notification de grief faisant l’objet d’une proposition de transaction]. Libre à lui d’apprécier les faits en les tempérant, d’apprécier sa gravité, l’impact pour les clients… Enfin, il y a de rares cas avec un préjudice précis indemnisable. Nous avons eu deux cas avec indemnisation, dont une indemnisation d’un million d’euros par une société de gestion de portefeuille, et deux autres avec refus d’indemnisation, que nous avons compensé par montant supplémentaire [de l’amende] à payer aux pouvoirs publics. »

Le secrétaire général de l’AMF a également précisé que la loi Baert-Lefebvre, consécutive au principe de non bis in idem qui avait marqué l’année 2016, élargit la possibilité de transactions judiciaires à l’ensemble des abus de marché depuis cet été [ndlr consultez ici le dossier législatif de cette loi du 21 juin 2016].

Si la quasi totalité des mis en cause accepte le principe de la transaction et ses conditions, c’est bien qu’ils y voient un intérêt.

Daniel Lebègue : « L’essentiel dans la transaction n’est pas l’amende ! Ah oui ? Quand le cumul des amendes de Bank of America est supérieur à 40 milliards de dollars depuis 2010. Même si on a des réserves, c’est un élément très dissuasif. J’étais administrateur de Technip, qui a transigé avec les autorités américaines. Quand on accepte de verser deux ans de bénéfice au DoJ [le Department of Justice, ministère de la justice aux Etats-Unis], je vous assure qu’en interne, et pour les actionnaires, ce n’est pas passé inaperçu.

Mais je suis d’accord avec vous, l’essentiel est vraiment les mesures d’accompagnement négociées par l’entreprise avec un procureur, dans le cadre d’un “compliance program” [un programme de mise en conformité sous contrôle de la justice]. J’étais administrateur du Crédit agricole SA, que j’ai quitté il y a quatre ans, il y avait 1200 personnes dédiées à temps plein pour le contrôle interne. [Quand un programme de mise conformité est prévu dans une transaction judiciaire, il faut s’y tenir].

Il y a deux fautes inexcusables aux Etats-Unis. Un, mentir à un magistrat. En France je ne devrais pas le dire… [l’allusion possible aux mensonges effrontés aux juges entendus dans des affaires politico-financières brise l’austérité du public]. Deux, la récidive. Si on s’engage sur des mesures et qu’on ne les respecte pas, la sanction de la justice américaine est sévère. »

Benoît de Juvigny, expliquant les conditions de négociation de la transaction avec le gendarme boursier : « nous avons un mandat du Collège, avec une fourchette [dans laquelle doit être fixée l’amende], et des engagements de remédiation » [ndlr, la sémantique française évitant de pointer les infractions, la « remédiation » désigne le fait de remédier aux manquements, c’est-à-dire de se mettre en conformité avec les règles].

Le secrétaire général de l’AMF souligne cependant le décalage croissant entre les amendes requises dans le cadre des transactions et ce que les contrevenants s’attendent à payer. Le problème est que les montants d’amendes infligées par la Commission des sanctions augmentent, car le plafond prévu par la législation est passé de 1,5 à 10 millions puis à 100 millions d’euros, alors que les mis en cause se basent sur des jurisprudences anciennes plus légères. « Aujourd’hui, la moyenne est inférieure à 200 000 euros, plutôt pour des petites affaires, précise Benoît de Juvigny. Mais elle augmente, avec une composition administrative à 400 000 euros ».

Pierre Servan-Schreiber commence par faire la promotion de sa pratique et renvoie les auditeurs intéressés à la lecture de l’ouvrage collectif rédigé sous sa co-direction sur ce thème « Deals de justice » (éditions puf ). Il raconte ensuite une anecdote à propos d’une société cliente qu’il défendait face aux pressions exercées par le département de la justice américain, au cours d’une conférence téléphonique, pour lui demander sur quel fondement il conseillait à ce client de pas transmettre à la justice l’information qui lui était demandée, et comment il tint bon pour aider ledit client à refuser à nouveau de donner cette information à la justice américaine.

Nous n’avons pas pris davantage de notes sur cette intervention, mais repris le clavier pour noter les questions de la salle, toujours instructives sur la sociologie des participants.

Madame Joëlle Simon, Medef : « La question de l’indemnisation est importante. Vous avez œuvré, monsieur Lebègue, pour qu’elle intervienne au moment de la transaction. Quand on a entendu monsieur de Juvigny dire que si un mis en cause ne voulait pas indemniser les victimes on augmentait l’amende, n’est-ce pas dissuasif pour la transaction ? Et s’il était permis d’entrer en transaction au moment de l’instruction, qu’en pense monsieur de Juvigny ? »

Daniel Lebègue : « je ne serais pas aussi affirmatif sur la position qu’on nous prête. Par exemple, en matière de corruption, on est souvent incapable d’identifier les victimes, ou alors c’est l’ensemble des contribuables d’un pays. Mais quand on entre en négociation, il est logique de s’interroger si il y a des victimes, et quels sont leurs droits. Vu le délai de dix ans d’instruction des dossiers de corruption, si on avait une justice plus rapide plus simple, cela améliorerait la confiance dans la justice ».

Cécile de Corbière, journaliste AFP : « vous avez rappelé les avantages comparatifs de la composition administrative et son élargissement aux abus de marché…. Monsieur de Juvigny, avez-vous déjà eu des cas où les sanctionnés auraient préféré la composition administrative ? »

Benoît de Juvigny : « Pour l’abus marché c’est plus compliqué que pour le respect réglementaire, par exemple les délits d’initiés impliquent souvent une chaîne de responsabilité, il semble difficile de mettre tout le monde d’accord, la composition administrative est plus optimale pour des petits manquements information financière ou des petits délits d’initié isolés ».

Dan Benguigui, avocat : « Sur la publication ou non des accords de composition administrative, peut-il y avoir une éventuelle anonymisation ? »

Benoît de Juvigny : « Depuis 5 ans cela n’a jamais été envisagé. La publication est systématique et l’accord intégralement public, c’est important pour la crédibilité et pour éviter une suspicion d’arrangements  ».

Gérard Rameix, président de l’AMF : « Quand Michel Prada était président et que j’étais Secrétaire Général, je militais pour la composition administrative, depuis 2004 on dit qu’il faut rendre l’accord public. Il est vrai que devant la Commission des sanctions on peut demander l’anonymisation dans quelques cas » [ndlr : un tiers des sanctions étudiées en 2013 étaient anonymisées].

Benoît de Juvigny : « Les accords de composition ne sont pas anonymes mais il est vrai que la presse les reprend moins que les décisions de la Commission des sanctions, peut-être parce qu’elle statue en audiences publiques dont la presse rend compte ». [ndlr : l’AMF étant juste à côté de l’AFP, en face du Palais de la Bourse].

Pour en savoir plus : ces citations étant extraites de notes prises sur le vif, elles restituent au mieux les débats mais peuvent différer des mots précisément prononcés par chacun, merci de votre compréhension et de nous signaler le cas échéant les retouches nécessaires en vous référant à la retransmission vidéo de l’événement, accessible ici sur le site de l’AMF.

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