Délit d’initié ou manquement d’initié ? De quoi parle-t-on vraiment ? Y a-t-il une différence ? Si oui, laquelle ? Et si c’est la même chose, pourquoi donner deux appellations à des faits identiques ? Déontofi répond à cette question aussi intéressante sur la forme que sur le fond.
Ironie de l’actualité sur deontofi.com, le même jour, deux articles évoquent des affaires de délit d’initié : celle de deux golden boys condamnés à 14 millions d’euros d’amende par la Commission des sanctions de l’AMF, et celle de l’ex-patron de Vivendi, condamné par un jugement du tribunal correctionnel de Paris dont l’appel est en cours (Tout le feuilleton ici).
Un lecteur avisé de La Lettre de la Déontologie Financière réagit à l’annonce de ces deux articles : « Je suis surpris que Déontofi utilise l’expression « délit d’initié » au lieu de « manquement d’initié », nous écrit-il ; il faut réserver le délit à l’infraction pénale et, comme vous le savez, dans le dossier que vous évoquez, une personne a été sanctionnée à la fois pour délit (donc par le tribunal correctionnel) et pour manquement (par la Commission des sanctions de l’AMF) ».
La distinction rappelée par cet expert en droit boursier, membre d’une des instances répressives mentionnée, est parfaitement juste et pertinente. Effectivement, en droit français, la qualification des mêmes faits relève d’un terme juridique différent selon l’institution qui les juge. Cette nuance sémantique et ses raisons méritent explication.
Avant d’étudier la sémantique, voyons de quoi on parle. Qu’est-ce qu’un délit d’initié ? Selon l’article L465-1 du Code monétaire et financier, un délit d’initié est le fait de réaliser des transactions sur des titres sur lesquels on a des informations privilégiées. L’article 621-1 du règlement de l’AMF précise pour sa part qu’une information privilégiée est une information précise qui n’a pas été rendue publique et qui, si elle l’était, pourrait influencer le cours des titres concernés. Dans les grandes lignes, le délit d’initié est assez simple à comprendre, c’est une forme de tricherie nuisible à la crédibilité des marchés financiers qui pénalise les investisseurs honnêtes.
Pour prendre une analogie, c’est un peu comme tricher aux examens en connaissant d’avance les corrigés des exercices. Le préjudice pour ceux qui ne trichent pas étant de devoir travailler plus pour réussir l’examen, d’être désavantagés par rapport à ceux qui ont les sujets et les corrigés, et finalement de se retrouver avec un diplôme dévalorisé. En Bourse, le préjudice pour les investisseurs honnêtes peut être un manque à gagner ou une perte, par exemple s’ils vendent leurs actions par ignorance d’une OPA dont profitent des initiés pour faire une plus-value sur leur dos. A l’inverse le préjudice pour les investisseurs honnêtes peut être d’avoir acheté des actions, ou de s’être abstenu de vendre, alors qu’un initié profitait de leur ignorance pour « tirer ses marrons du feu » en vendant des titres avant la révélation d’une information susceptible de les faire baisser.
Pourquoi donner des noms différents à des faits identiques, selon qu’ils soient jugés par la Commission des sanctions de l’AMF, autorité administrative indépendante répressive infligeant des amendes de nature civile, ou par un tribunal correctionnel, juridiction pénale ?
Pour en avoir le cœur net, nous avons d’abord consulté le Règlement général de l’AMF et le Code Monétaire et Financier pour vérifier l’occurrence des deux termes. Alors, délit ou manquement d’initié ? Aucun des deux. Sur les 1405 pages parcourues, en incluant les instructions annexes, les textes légaux évoquent alternativement les opérations d’initiés et les listes d’initiés (souvent du fait de leurs fonctions ou liens personnels) mais le terme de « délit d’initié » n’apparaît qu’une seule fois, dans le programme des connaissances obligatoires contrôlées par le nouvel examen de « certification AMF » des collaborateurs d’institutions financières (qu’une très faible proportion de professionnels a passé avec succès).
Opération d’initié est bien la traduction littérale la plus proche du terme insider trading employé aux Etats-Unis, premier pays à l’avoir condamné. Mais est-ce la traduction la plus juste ? Opération, ça ne sonne pas vraiment comme une faute. Alors qu’à Wall Street, insider trading est une infraction qui peut vous envoyer en prison. Dans des dictionnaires bilingues, comme reverso.net, la traduction française du terme insider trading est d’ailleurs bien délit d’initié.
Peut-être qu’une autorité administrative n’est pas autorisée à qualifier un délit d’initié avec ce terme, il est vrai plus souvent associé à une infraction punissable d’une peine correctionnelle, même si la notion de délit existe aussi en matière civile, le Code civil lui consacrant tout un chapitre. Mais on aurait pu choisir un terme plus fort, comme faute, infraction ou violation. Le terme manquement n’a pas tout à fait le même sens pour le commun des mortels que la réalisation d’une faute, c’est un peu comme si on disait manquement de limitation au lieu d’excès de vitesse. La faute passive par omission, comme un manquement, est moins coupable aux yeux de la société que la commission active d’une faute, même pour des faits identiques. Le choix sémantique reflète probablement cette différence culturelle vis-à-vis de la délinquance financière entre la France et les Etats-Unis, comme c’est le cas pour l’abus de bien social. Gardons ce sujet pour un autre article.
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