On croyait les assureurs immunisés contre la frénésie des marchés. Ce temps serait-il en passe d’être révolu ? Champions de la gestion à long terme, ils font la sourde oreille quand on leur parle du krach obligataire. Nous ne risquons rien, puisque nous gardons nos titres jusqu’à l’échéance , affirment-ils.
Mais cette belle confiance en soi cache un malaise profond. Le patrimoine que les Français ont confié à leurs assureurs, presque 2 000 milliards de francs au total, est placé sur les marchés financiers et subit inévitablement leurs fluctuations (lire ici le paragraphe « Oblig pour les nuls »). Avec 64 % en obligations, 19 % en actions et 10 % en immobilier, le patrimoine des assurés a vraisemblablement fondu d’environ 250 milliards de francs en 1994. En cas de retraits massifs des assurés, les compagnies devraient vendre leurs titres et faire face à des pertes importantes.
Le risque est bien réel. A partir de 2 ou 3 % de hausse des taux, les assureurs estiment que de nombreux clients pourraient récupérer leur argent pour le replacer à un taux meilleur. Le matelas de sécurité dont bénéficiaient les assureurs dans le passé a disparu, et, aujourd’hui, les pertes potentielles sont largement supérieures au niveau de marge de solvabilité , confirme Hervé Douard, actuaire-conseil de la société Fixage. En effet, la marge de solvabilité réglementaire (les fonds propres doivent représenter 4 %
des engagements vis-à-vis des assurés) ne tient pas compte des moins- values potentielles sur les obligations, lesquelles sont comptabilisées dans les bilans des assureurs à leur valeur d’achat.
Fin 1994, confie un spécialiste des questions prudentielles, la hausse des taux coûtait jusqu’à 500 millions de francs par jour aux plus grosses compagnies. Leurs directeurs financiers étaient pendus au cours des obligations assimilables du Trésor (OAT) pour savoir de combien il faudrait renflouer les capitaux propres. S’ils n’avaient pas eu les fortes réserves de plus-values de 1993, la situation aurait été épouvantable.
Solvabilité menacée.
Les résultats des assureurs pour 1994 ont de quoi faire frémir.
Surtout quand on sait que ces photographies de crise ne tiennent absolument pas compte de la baisse des obligations. Au GAN, les plus-values latentes (hors obligations) se sont écroulées de 74 % (5 milliards de francs fin 1994 contre 19,3 milliards fin 1993), alors même que les plus-values réalisées au cours de l’exercice reculaient de 33 % (2,4 milliards de francs en 1994 contre 3,6 en 1993). Aux AGF, le stock de plus-values latentes a plongé de 69 % (12 milliards fin 1994 contre 39 milliards fin 1993). Et la compagnie a dû se résigner à réaliser deux fois moins de plus-values que l’année précédente (3,2 milliards en 1994 contre 6,5 en 1993). Les plus- values latentes étaient également en retrait de 64 % à l’UAP (29,7 milliards contre 81,5). Chez Axa, le portefeuille obligataire est passé d’une plus-value latente de 13,7 milliards fin 1993 à une moins-value latente de 7,3 milliards fin 1994. Si l’on comptabilise le portefeuille obligataire à sa valeur boursière actuelle, le célèbre compte de l’Afer (Association française d’épargne et de retraite) passe d’une confortable plus-value potentielle de 4,9 milliards fin 1993 à une moins-value latente de 909 millions fin 1994.
Enivrés par le succès commercial de l’assurance-vie, beaucoup d’assureurs refusent encore d’entrer dans ce type de raisonnement.
Après tout, leur produit est séduisant : un placement sans risque, qui rapporte 7 à 8 % par an et offre 1 000 francs de réduction d’impôts. Le plébiscite des épargnants les conforte dans cette opinion. Avec 11 millions de souscripteurs, soit presque un foyer sur deux, l’assurance-vie s’est hissée au rang de premier placement des Français, battant tous les records de collecte. En dépit de la tempête boursière, elle raflait encore 400 milliards de francs de souscriptions en 1994, soit plus de 50 % de l’épargne annuelle des ménages. Mais le succès a atteint son apogée. Le taux de rachat sur portefeuille augmente, constate déjà Hervé Douard. Et l’assurance-vie prend une telle place dans l’épargne des ménages qu’elle fait peur aux responsables du Trésor public. Si une modification fiscale majeure intervenait en 1995, le risque de rachat serait très important.
Engagements périlleux Les assureurs ont longtemps bénéficié d’une situation enviable. Les anciens contrats, dits mixtes, étaient très avantageux… pour eux.
Ils comprenaient une partie d’assurance en cas de décès, pour laquelle le risque réel de mortalité était bien inférieur à ce qu’ils faisaient payer aux assurés dans leur prime, compte tenu de l’allongement de la durée de vie. Quant à la partie placement, ou assurance en cas de vie, elle bénéficiait de taux garantis nettement inférieurs à ceux du marché. Surtout, les commissions de souscription prohibitives et les pénalités de rachat dissuasives laissaient une confortable marge d’erreur aux gestionnaires.
Aujourd’hui, leur marge de manoeuvre s’est beaucoup resserrée. Les contrats d’assurance-vie font naître des engagements, inscrits au passif du bilan des compagnies d’assurances, comme une dette. De nombreux risques peuvent mettre en cause la capacité des assureurs à faire face à ces engagements. C’est pourquoi ils doivent être couverts par des actifs appropriés. C’est ce que l’on appelle la gestion actif-passif , explique Hervé Douard. Il faut dire que les contraintes spécifiques du Code des assurances compliquent encore l’exercice. L’assureur navigue constamment en eau trouble, déplore Ghislaine Royer, directeur général de Guardian Vie. Il doit maintenir une performance régulière et élevée tout en gardant le cap face aux rachats d’assurés, sans pouvoir réaliser les actifs correspondants. L’article R 332-19 du Code des assurances oblige les assureurs à geler toutes les plus-values, effectivement réalisées, dans une réserve de capitalisation qui ne peut être utilisée ultérieurement que pour couvrir des moins-values éventuelles.
Erosion des performances
Quel sera finalement l’impact de la baisse des marchés financiers et immobiliers sur la rémunération des assurés ? Une question d’autant plus cruciale que les souscriptions phénoménales des deux dernières années ont été investies au plus haut du marché, et au plus bas des taux. Les créances des assurés, résumées dans les comptes des compagnies d’assurances sous l’intitulé provisions mathématiques , étaient de 1 250 milliards de francs à la fin 1992. Les 330 milliards de souscriptions de 1993 et les 400 milliards de 1994 ont été investis approximativement au taux moyen des emprunts d’Etat de ces deux années, soit respectivement 6,99 et 7,35 %. Parallèlement, les obligations du début des années 80, qui distribuaient un bon rendement, disparaissent peu à peu des portefeuilles. Les derniers emprunts à plus de 10 % datent de 1985 et seront remboursés en 1995.
Les emprunts à 12,5 % ont été remboursés en 1994, ceux à 14 % en 1993 et ceux à 15 % en 1992.
En résumé, il y a aujourd’hui plus d’assurés à rémunérer, alors qu’ils ont de moins en moins d’obligations à haut rendement à se partager. Même le contrat Afer en porte les stigmates. Alors que l’épargne à rémunérer augmentait de 28 % en 1994, le résultat financier à répartir n’augmentait que de 7,7 %, ce qui faisait automatiquement baisser le rendement net du contrat de 9,3 à 7,7 %.
C’est le principe de mutualisation de l’assurance-vie. En période de baisse des taux, les nouveaux souscripteurs profitent de la rentabilité des anciens titres aux dépens des anciens souscripteurs.
En période de hausse des taux, les nouveaux souscripteurs sont pénalisés par le stock d’anciens titres à plus faible rendement. On pourrait séparer les générations, reconnaît Gérard Athias, président de l’Afer, mais ce n’est pas conforme à notre éthique. Il faut une certaine solidarité. Et nos 420 000 adhérents apprécient cette mutualisation du risque. Surtout, la dilution est relative, puisque, sur les 15 milliards que nous avons collectés en 1994, 10 milliards alimentaient des contrats souscrits au cours des années antérieures.
Conflits d’intérêts
La question du partage est encore plus délicate pour les plus-values latentes. Il y a d’abord un conflit d’intérêts entre les assurés et la compagnie. Pour simplifier, les assureurs ne reconnaissent à leurs clients qu’une créance. De leur côté, les assurés revendiquent, en plus, un droit de propriété sur les actifs que la compagnie s’est achetés avec leur épargne. Depuis décembre 1989 le partage des plus-values sur ces actifs est désormais fixé à 85 % au minimum pour les assurés et à 15 % au maximum pour les assureurs. Le jeu en valait la chandelle, car les plus-values sur actions et immobilier assurent une part importante du revenu de nombreux contrats d’assurance-vie. Mais quand il y a moins de plus-values, la rémunération des contrats baisse. A l’UAP, par exemple, les plus-values distribuables ne représentaient plus que 2 % de rendement en 1994, contre 2,8 % en 1993, ce qui contribuait à faire chuter le rendement de son contrat Objectif Retraite de 7,8 à 6,9 %.
Si la question du partage des plus-values semble réglée avec les assureurs, elle se pose toujours entre les assurés eux-mêmes. A première vue, la conséquence de la mutualisation est à peu près la même pour les plus-values réalisées que pour les revenus d’obligations : quand les marchés montent, les nouveaux arrivants profitent des plus-values réalisées sur les actions ou les immeubles achetés avec les primes des anciens souscripteurs. Mais, en réalité, la solidarité entre générations d’épargnants est plus sournoise. Un assuré peut ne jamais profiter des plus-values sur les actifs acquis avec son argent, tout simplement parce que son contrat arrive à échéance avant leur réalisation. L’assureur, en effet, a le droit de réaliser les plus-values quand bon lui semble. Pis : dans le cas des contrats adossés sur l’actif général de la compagnie, cette dernière peut moduler la distribution des plus-values à sa guise, pour avantager les nouveaux contrats dont elle fait la promotion, au détriment des anciens. Cette pratique permettant des trucages et l’attribution de résultats fantaisistes est scandaleuse , s’insurge Gérard Athias.
Les assureurs font généralement peu d’efforts de transparence pour expliquer aux assurés l’utilisation et les mécanismes de rémunération précis de leur épargne. Après tout, la sécurité a un prix. Il est bien normal de la faire payer au client, mais on le lui dit rarement.
Heureusement, une base de données sur les performances des portefeuilles liés aux contrats d’assurance-vie devrait enfin voir le jour d’ici à la fin de l’année pour permettre de choisir en connaissance de cause.
Article d’archive mis en ligne le 29/6/2022 étiqueté à sa date de publication initiale du 1er juin 1996, par souci de cohérence chronologique de son contenu.