Nick McRoberts et sa troupe de l’Opéra Montmartre ressuscitent l’opéra populaire en inventant la pop-opérette, une néo-comédie musicale à ne pas manquer !

Perché sur des escarpins à talons aiguilles dorés, engoncé dans un plastron à miroirs, un barbu pailleté d’1 mètre 80, s’adresse à la foule d’une voix maniérée: « Bonsoir, vous êtes bien, là ? J’en vois en train de manger, bon appétit ». Il nous dira bientôt qu’il joue dans l’opérette le rôle du Brésilien. Mais ce personnage haut en couleurs est transformé ici en Monsieur Loyal, jouant à la fois dans et en-dehors du spectacle, comme une sorte de fil conducteur entre la scène et les gradins, mais aussi passeur de temps et de culture, entre l’époque d’Offenbach et le public d’aujourd’hui, entre la musique savante et l’oreille populaire.

Incarné avec maestria et malice par Alexandre Bussereau, le Brésilien entre donc « hors scène », chauffant l’arène le temps que les derniers arrivés trouvent où s’asseoir comme ils peuvent (les avertis ont amené un coussin).

Avec son look de hipster-drag-queen, il confie alors sa passion, seul sous le projecteur de poursuite : « Moi j’adore l’opéra ». Le silence s’est fait. « J’aime les femmes tragiques : Violetta, Tosca .. etc , mais c’est Butterfly ma préférée. Ah cette attente, cette femme qui aime passionnément et qui attend comme ça des années, avec son petit kimono…Et Violetta, pareil. Le sacrifice, elle cache sa maladie à son mec pour pas qu’il souffre… ».

Rires dans l’arène. Le ton est donné. Décalé, avec énergie et second degré. Tout au long du spectacle, le Brésilien lancera des incartades sarcastiques, allers-retours entre son rôle et le public, pointant quelques biais sexistes du scénario écrit 150 ans plus tôt. Car un siècle et demi après, il reste du boulot, pour tordre le cou à ces mauvais maux. Badaboum, dit le clin d’œil.

Pédago, le Brésilien poursuit : « Par contre les opéras, c’est beaucoup trop long. Tu prends Iseult, 5 heures pour que Tristan lui meure dans les bras. C’est pas une image. Une heure et demi pour traverser l’océan, encore deux heures pour la première galoche, il faut prévoir des vivres. Les mecs qui ont écrit ça pensaient pas à nous, c’est pas possible ! ».

Habile mise en abîme, hommage au travail d’orfèvre mené sur le livret : « Moi j’ai dit à la production, soit vous me coupez ça, soit ce sera pas moi… Et c’est moi, donc c’est coupé. Opéra bouffe en 4 actes ». Deux heures au lieu de trois. Parfait !

« Operette , c’est une opérette ! », corrige à voix haute le chef d’orchestre, qui joue son propre rôle. « Moi je fais le Brésilien, poursuit le hipster-drag-queen, mais je ne prends pas l’accent, je leur ai dit à la production. C’est ridicule les accents [ndlr, et stigmatisant comme Ya Bon Banania, c’est mal]. Lui c’est Pierre, Pierre Walter. Le chef d’orchestre. Il est sexy non ? Le mec de la production aussi il est sexy, Nick.
Nick, Nick , Nick … McRoberts. C’est un Australien. »

Installé à Paris depuis une dizaine d’années, ce brillant compositeur et chef d’orchestre Australien francophone de 32 ans, rêvait de faire descendre l’opéra dans la ville, le rendre accessible, à la portée de tous : « L’opéra ne devrait pas être un divertissement réservé à une élite, explique-t-il. Les chefs-d’œuvre du passé méconnus du grand public méritent d’être défendus avec passion, dans une approche en phase avec notre époque, afin qu’une nouvelle génération puisse se réapproprier cet héritage culturel ». Pari audacieux. Plus que réussi !

Il y a un an à peine, Nicholas Owen McRoberts crée la compagnie Opéra Montmartre, « projet associatif et communautaire » qui veut sortir l’opéra des grandes salles en ciblant des lieux originaux, revisiter des chefs-d’œuvre « dans des formats plus courts, plus expressifs sans rien perdre de leurs qualités musicales et dramatiques », et qui soient « accessible à tous à un prix modeste ». Détecteur de talents et artisan du spectacle vivant, Stéphane Mir, créateur du Festival Solidaire des Arènes de Montmartre, ne s’est pas trompé en le programmant deux fois : les jeudis 12 et 19 septembre 2019. Au tarif de 22€ sur Billetreduc (25€ sur place), c’est cadeau ! La Première affichait complet et la seconde le sera aussi.

La Première représentation de la pop-opérette « Une Vie Parisienne » affichait déjà complet !

Surtout que les rêves de Mc Roberts ne s’arrêtent pas dans l’arène. « Nous intervenons aussi dans les collèges et lycées pour ouvrir d’autres possibilités professionnelles aux étudiants, leur faire découvrir un art, une discipline qui pourraient transformer leur vie », confie-t-il. Une ambition qui ne l’a jamais quitté. A 23 ans, en 2000, il participait déjà aux “Dix Mois autour de l’école et de l’opéra” avec le soutien de l’Opéra Bastille, et il a organisé des récitals en zones d’éducation prioritaires. Côté participatif, le spectacle s’appuie aussi sur Le Chœur des Abbesses, dont une poignée de chanteurs sont en scène.

Avis aux sponsors et mécènes, Nick McRoberts et sa troupe cherchent aussi « des partenariats publics et privés pour permettre à Opéra Montmartre d’aller faire vivre l’opéra aux quatre coins de la France ». Vous ne regretterez pas votre parrainage : succès et retombées assurés.

« Ça commence dans une gare, reprend Le Brésilien. C’est contemporain comme décor, contemporain, ça veut dire qu’il n’y a pas de décor…Allez public, hop hop hop, on s’évade, on fait preuve d’un peu  d’imagination… »

En fait il y en a un décor : les Arênes de Montmartre, c’est même un écrin. En arrière plan se dressent des façades d’immeubles XIXème siècle en contrebas, total dans le thème. A 20h30 en cette soirée de septembre à la douceur encore estivale, la lumière descend au loin sur l’horizon scintillant de la capitale. La nuit tombante sert de levée de rideau. Tout autour des gradins, des guirlandes de lampions se disputent avec la végétation, emmêlées dans le lierre, pour donner une atmosphère de guinguette, relevée par la présence, sur un coin de terre battue, de quelques tables et chaises dispersées autour de la buvette, où l’on sert à manger et à boire, pour qui une bière ou un coup de rouge (les avertis passent aux toilettes avant).

En plus d’être un tableau en elle-même, la scène est habitée par ses propres décors : une débauche de costumes et d’accessoires insolites (concoctée aux petits oignons par Juliette de Romémont). Dès notre parachutage à la « Gare de l’Ouest », on atterrit dans une foule de figurants bigarrés. Télescopage spatio-temporel, entre le second empire et nos vies quotidiennes. L’une pianote sur son téléphone portable, un autre traverse la scène en trottinette électrique. L’anachronisme est du meilleur effet, qu’on les déteste ou non. Une « z’y-va » des faubourgs ignore son prochain, isolée sous les écouteurs de son casque bluetooth, s’assoit sur un banc du transport en commun, dont elle chasse les autres à grands coups de « manspreading », attitude de mauvais garçon consistant à s’écarter l’entrejambe en équerre, pour marquer son territoire en montrant sa braguette. Tout le monde a compris. On rit à chaque clin d’œil anti-sexiste. Parfois les enfants aussi.

Au détour d’une scène rappelant les jeux de Roger Rabbit avec sa sulfureuse Jessica (picoti-picota), la jolie gantière Gabrielle (talentueuse soprano Jeanne Mendoche), repousse les ardeurs impatientes de Frick, le bottier de son cœur (et non moins talentueux ténor Timour Sadoullaïev), en lui rappelant, comme au public, la réalité mal partagée des tâches ménagères : « je peux pas, j’ai trois machines à étendre ».

Pour démonter davantage les clichés, le Brésilien en remet une couche entre deux actes : « Ben voyons, toutes des salopes, c’est ce qu’Offenback nous dit depuis deux actes et demi ! ». Suivent quelques mises au point saupoudrées par ses copines : « Nous sommes parfaitement capable de percer une cloison »« on peut être en couple sans être en prison »« qu’on soit célibataire ou en couple, on nous reproche toujours qu’il nous manque quelque chose ».

L’humour satirique n’épargne aucun biais contemporain. « Tous les domestiques s’appellent Uber », nous rappelle une réplique. Plus loin, alors qu’il se murge à la soirée de Bobinet (truculent Pierre-Michaël Thoreau), déguisé en uniforme d’aviateur trop petit, le baron de Gondremarck (savoureux baryton Aurélien Pernay) fait un clin d’œil distingué à la loi Evin comme aux estaminets : « Ce que je ne m’explique guère à Paris, c’est qu’on boit le mauvais vin dans les grands verres, et le bon vin dans les petits ».

Puis dans un élan de provocation séditieuse, la metteuse en scène (Capucine Maillard) ose faire griller une vraie clope sur scène par Métella (émouvante soprano Véronique Chevallier). Le public frémit : « en 2019, sous le nez des spectateurs… non mais allo ! C’est total punk ». Sans nous détourner du désespoir de Métella, qui se ronge d’avoir bâché son amoureux Gardefeu (le ténor Louis Reumont), au point qu’il veuille se jeter dans d’autres bras, ce pied de nez à la bienséance sanitaire ravit autant les fumeurs que les anti. C’est mal de montrer une fumeuse, mais elle nous montre que c’est mal de fumer, car après avoir crapoté trois lattes pour ne pas s’asphyxier en chantant, la diva piétine ostensiblement sa sucette à cancer à coups de talons aiguilles.

Dans le vieux costume d’un client banquier, Frick le bottier endosse son rôle : « le banquier Emmanuel », cordonnier mal chaussé !

La déontologie financière n’est pas oubliée. Quand Raoul de Gardefeu demande au bottier Frick de se déguiser en bourgeois pour égayer le dîner du baron, ce dernier choisit de jouer au banquier, avouant avoir été spolié par l’un d’eux, qui ne l’a jamais payé mais lui a laissé un vieux costume gris, et dont il empruntera le prénom : Emmanuel. Je ne pige pas sur le coup, mais seulement quand une des actrices me le signale au débriefing : « Emmanuel… le banquier qui n’est pas président ». Mais bien sûr ! Le spectacle est truffé de ces clins d’œil facétieux. « Il y a le banquier de guichet, c’est pas moi. Il y a le banquier Président, c’est pas moi non plus », affirme sans rougir notre ténor, avant de le chanter avec une allégresse contagieuse, dans une chorégraphie endiablée à la Village People :

« Pour s’enrichir adroitement, Pour fructifier savamment, Pour faire baisser les impôts, Et pour réduire les agios; Pour amortir à tout propos, Des traits malins, de jolis mots, C’est moi le coq! Dans cet emploi. Nul ne peut lutter avec moi. Partout où l’on fouine, D’une façon fine, Paraît le banquier ! Je suis le banquier! Je suis le banquier!

Partout où l’on joue, Partout où l’on floue, Paraît le banquier! Oui je compte, je décompte, Fais sauter la banque; J’ai toujours après le client, Pour avis qu’il faut discuter, Revolving ou contrat de prêt, J’ai dans ma poche un jeu exprès; Mais c’est surtout à négocier, Que brille ma dextérité. Et quand je lance une OPA, Nul ne peut lutter avec moi.

Oui je compte, Je décompte. Fais sauter la coupe. Je suis le banquier ! »

On rit beaucoup, autant dans l’arène que sur scène, partageant la bonne humeur communicative de cette opérette interactive. Raoul de Gardefeu vient même extirper par la main une spectatrice du premier rang, qu’il entraîne dans sa danse pour accroitre la foule de figurants, au beau milieu du troisième acte. Même les enfants ne s’ennuient pas un instant, riant à pleines dents tant l’énergie de cette troupe nous emporte dans son tourbillon de valses, polkas, et mazurkas, jusqu’à la « choré » finale, au Bal du Brésilien « et 1 et 2 et 3… » à laquelle on assiste médusé, après un presque-duel à la cuillère à soupe, sous la baguette déjantée de Pierre le chef d’orchestre, maintenant à genou sur le devant de la scène.

Réinventant ses propres codes libérés, la pop-opérette met son chef d’orchestre au premier plan !

Il est à peine onze heures moins le quart quand un tonnerre d’applaudissements et de bravos éclate dans l’arène, remerciant les artistes d’avoir si bien célébré cette incroyable Vie Parisienne.

En conquérant le cœur de Paris, Nick McRoberts et sa troupe de l’Opéra Montmartre ont plus que réussi leur pari. Non seulement leur promesse de faire descendre l’opéra dans la ville est très bien tenue, mais ils l’ont totalement réinventé, faisant revivre l’opérette en néo-comédie musicale rivalisant de créativité avec la grande œuvre de Michel Berger et Luc Plamondon : la pop-opérette. Courrez-y s’il reste des places. Sinon pétitionnez pour que Paris offre à cette Vie Parisienne d’autres lieux à conquérir. En résumé : à ne pas manquer !

Distribution:

MISE EN SCENE Capucine Maillard
DIRECTION MUSICALE Pierre Walter
CHOREGRAPHIE Hervé Sika
SCENOGRAPHIE Doriane Frereau COSTUMES Juliette de Romémont DIRECTION ARTISTIQUE Nicholas McRoberts REGIE GENERALE / CREATION LUMIERE Alexandre Foin COORDINATRICE ARTISTIQUE Juliette Delvienne ASSISTANTE MISE EN SCENE Cristina Becerra SCRIPTE Mariam Dimitri PHOTOGRAPHE Philippe Denis CAPTATION Idriss Halfaoui, Frédéric Blancot, Elise Saint-Upéry

Avec dans leurs rôles:
LE BRESILIEN Alexandre Bussereau
GARDEFEU Louis Reumont
LE BARON Aurélien Pernay
BOBINET Pierre-Michaël Thoreau
GABRIELLE (LA GANTIERE) Jeanne Mendoche
FRICK (LE BOTTIER) Timour Sadoullaïev
METELLA Véronique Chevallier
PAULINE Line Gaubert-Verrier

Et aussi les chœurs de:
Pierre Bisson, Bertrand Boucheny, Manon Chivet, Christelle Fauche, Laëtitia di Fiore, Michel Gille, Laurent Huillo, Anne Jayez, Marie Lerebours, Irene Maillet, Caroline de Malet, Françoise Mathieu, Valerie Mesnage, Anne Salinger et Jérôme Wukowits
CHARGEES DE FUNDRAISING Axelle Roi, Marie-Pierre Lamotte

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