Dans des temps anciens, les souverains confiaient la collecte des impôts à des percepteurs « privés » qui « achetaient » leur charge, un peu comme une délégation de recouvrement des taxes, accordée en contrepartie d’un intéressement sur leurs recettes.
Le même principe a été retenu en 2012, pour le recouvrement de la taxe sur les transactions financières. La collecte de la TTF a été intégralement déléguée par Bercy à une société privée, le dépositaire central Euroclear France (anciennement Sicovam), appartenant au groupe Euroclear.
Cette solution ne manquait pas d’attrait, alors qu’il n’y avait que 5 mois de délai pour mettre en œuvre la TTF, entre l’adoption de la loi (mars 2012) et son entrée en vigueur (août 2012). « C’est probablement la raison pour laquelle on a fait appel à Euroclear, qui disposait d’une certaine expérience puisque déjà en charge du recouvrement du stamp duty pour le gouvernement britannique. Qui plus est, Euroclear dispose en tant que dépositaire central de l’information sur les achats de titres », rappelle Gunther Capelle-Blancard dans son étude.
Sur le papier, on apprécie les avantages de cette délégation : zéro fonctionnaire à payer, zéro souci de gestion pour Bercy, et un coût de collecte hyper-compétitif, en proportion des recettes, par rapport à d’autres impôts.
Chaque mois, « les membres d’Euroclear doivent remplir un document (sous la forme d’un tableau CSV). Ce document fournit des informations générales, puis des informations détaillées pour chaque transaction déclarée : le code ISIN, la date, la quantité, le montant, le lieu de cotation, etc. Le document indique également si la transaction est soumise à la TTF ou non, et dans ce cas pour quel motif. Enfin, les membres déclarent le montant de la taxe dû », détaille l’étude (p.21).
La collecte repose ainsi sur les déclarations des acteurs du marché.
En contrepartie, Euroclear bénéficie d’un délai de 20 jours pour placer la TTF collectée auprès de l’Agence France Trésor, rémunérée par un taux d’intérêt avantageux, avant de la reverser au Trésor Public. En 2022, la collecte de la TTF aurait ainsi rapporté à Euroclear, et coûté au Trésor, plus de 4 millions d’euros.
Le problème est que le calcul, la collecte, et le contrôle de la TTF échappent complètement à l’Etat, avec la bénédiction de Bercy, malgré les failles de ce système pointées par la Cour des Comptes. Or, Euroclear n’a pas du tout intérêt à maximiser la collecte de la taxe auprès des banques et autres prestataires de services d’investissements (PSI), car ce sont à la fois ses clients, et ses actionnaires.
Le groupe Euroclear est né de l’agrégation des anciens monopoles du règlement-livraison des titres dans leurs pays, avant la grande déréglementation des années 1990-2000, comme la Sicovam en France, la Société interprofessionnelle pour la compensation des valeurs mobilières.
Contrairement à l’activité de marché de la Bourse de Paris, ancien monopole des agents de change, « privatisée » par une introduction en Bourse, rebaptisée Euronext Paris, puis rachetée par le puissant New York Stock Exchange, lui-même coté à Wall Street, Euroclear est resté le pré-carré des banques du Vieux Continent, principalement françaises.
Parmi ses premiers actionnaires on compte la Sicovam Holding (15,9%, elle-même contrôlée par les grandes banques françaises comme BNP Paribas, Crédit Agricole, BPCE Natixis ou Société Générale), la Caisse des Dépôts et Consignation (CDC, 10,9%) ou la Société générale (3,9% en direct). En résumé, Euroclear est contrôlée par les banques en général, et à plus de 30% par des banques françaises.
Dans ce contexte, Euroclear est aussi « chargé d’une série de contrôles (à la réception, ex post, de cohérence) ; une majoration de 40% » étant prévue en cas de « défaut de transmission ». Mais officiellement il n’y a jamais eu de contrôle, comme s’en est émue la Cour des Comptes, à l’occasion d’un référé examinant le dispositif de la TTF, cinq après sa mise en œuvre, il y a sept ans.
Mais il n’y a aucun contrôle. Dans son Référé no 52017-1860 du 19 juin 2017, la Cour des comptes s’était montrée assez critique vis-à-vis de cette procédure : « la gestion de la taxe, et plus particulièrement son contrôle, doivent être améliorés ». La recommandation n°1 de la Cour des comptes était ainsi, en 2017 déjà, de « procéder, au vu du bilan des premières années de mise en œuvre, à une actualisation du protocole visant en particulier à préciser les modalités de contrôle et de recouvrement de la taxe sur les transactions financières » (p.22).
En principe, Euroclear doit transmettre chaque mois, « au service de la gestion fiscale de la DGFiP, une synthèse des déclarations des redevables et les résultats de contrôles (mentionné dans le référé n° S2017-186 de la Cour des comptes) », mais ces rapports sont jalousement cachés par Bercy.
Pourtant, comme le rappelle la Cnil, « avec l’adoption de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, l’objectif de transparence, qui a présidé à l’adoption de la loi du 17 juillet 1978, consacre désormais le passage d’une logique de communication ponctuelle des documents administratifs, à une logique d’ouverture par défaut des informations détenues par les administrations, afin d’en permettre l’exploitation et la valorisation par les bénéficiaires du droit d’accès » (p.31)
Le Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) dispose, notamment Articles L. 300-2 et L. 300-3, que les obligations de communication concernent tous les documents administratifs, quelle que soit leur forme, y compris donc les rapports, comptes rendus et les données. Il est également précisé que cela ne concerne pas uniquement les documents détenus par l’États, mais aussi ceux détenus par les personnes de droit privée si celle-ci assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration, ce qui est le cas en l’espère d’Euroclear France.
Le CRPA prévoit des obligations légales de publication, soit sur demande (Article L. 311-9), soit par défaut (Articles L. 312-1-1 et L. 312-1-3). Cette dernière modalité concerne notamment les données mises à jour de façon régulière et qui présente un intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental. Les rapports d’Euroclear rentrent clairement dans le cas. (p.32)
Comment expliquer que Bercy, sommé par la Cour des comptes d’améliorer son contrôle de la TTF depuis 7 ans, protège autant l’opacité de cette taxe ? Quel est l’intérêt du ministère des finances de se priver de meilleures recettes fiscales ? Pourquoi fermer les yeux sur cette manne potentielle, tout en exhortant les Français, les députés et le futur gouvernement, à réduire le déficit budgétaire ? L’incohérence de Bercy est pour le moins suspecte.
Sommaire :
1- Taxe sur transactions financières, le magot fiscal caché par Bercy
2- Mensonge bancaire, l’impôt de Bourse n’est pas nuisible
3- Spéculation exonérée, épargnants taxés : objectif raté
4- Percepteur privé : l’impôt de Bourse endormi par Euroclear
5- Taxe passoire : 1000 milliards d’euros de soupçons !
6- Bercy et l’AMF ont la clé pour réduire le déficit budgétaire avec la TTF
7- 7 mesures pour mieux taxer les transactions financières et réduire le déficit