Après un rappel de différents éléments de l’instruction sur la manipulation de cours de Vivendi lors de ses rachats d’actions de septembre 2001, et l’audition du courtier de Deutsche Equities, la présidente interroge Jean-Marie Messier. Extraits de l’audience devant la 5ème chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris, le 5 novembre 2013. (Tout le feuilleton ici)

Une partie de poker menteur se joue au procès en appel de l'ex-patron de Vivendi, en novembre 2013, devant la 5ème chambre de la Cour d'appel de Paris.

Une partie de poker menteur se joue au procès en appel de l’ex-patron de Vivendi, en novembre 2013, devant la 5ème chambre de la Cour d’appel de Paris.

Les échanges cordiaux entre les ex-dirigeants de Vivendi et la Commission des opérations de Bourse ont intrigué la présidente de la cour, Mireille Filippini, qui revient sur les conditions dans lesquelles le gendarme de la Bourse a décidé de ne pas ouvrir d’enquête en vue d’une sanction malgré la demande en ce sens transmise par ses services.

–         Je n’ai pas eu de contact avec Monsieur Prada dans cette période, assure Jean-Marie Messier. Nos relations avec la COB étaient gérées par Guillaume Hannezo via Gérard Rameix.

–         Vous n’avez jamais dit que la COB ne vous chercherait pas de poux dans la tête, comme un témoin le dit à propos des dérogations aux règles sur les rachats de titres ?

–         Il n’y a pas de dérogation à demander, c’est une question de charge de la preuve au regard de la présomption de légitimité.

La présidente se tourne vers Hubert Dupont-Lhotelain, à l’époque trésorier de Vivendi, dont elle relit la déposition : vous avez déclaré que Jean-Marie Messier vous avait dit « Allez-y, achetez. Je suis confortable avec la COB ». Jean-Marie Messier évoquait ses conversations avec Michel Prada, il avait l’assurance qu’il aurait les dérogations.

–         A la lumière de ces textes qui nous ramènent en arrière, ce sont les mots que j’ai trouvés pour exprimer combien j’étais confiant dans le fait que Jean-Marie Messier était confortable avec la COB, élabore avec confusion Mr Dupont-Lhotelain.

–         Vous l’avez formulé en interrogatoire et reformulé de cette façon lors de la confrontation, rappelle la présidente.

–         Si c’est le nom de Prada qui, qui pose problème… bafouille l’ex-trésorier.

–         Vous disiez avoir l’assurance que le président de Vivendi aurait l’accord de la COB, répète la magistrate.

–         J’avais la conviction que la.. la.. la COB, commence-t-il en bégayant davantage.

Profitant d’un blanc pour reprendre la parole, peut-être par charité pour son ancien subalterne en difficulté, en reconnaissance de sa loyauté maladroite, ou avec l’intuition que la confusion de cet échange pourrait mal tourner, Jean-Marie Messier répond à sa place :

–         Ce que je dis à Dupont-Lhotelain c’est qu’il peut répéter à Blondet que je suis confortable avec la COB, même si ce n’est pas du fait de mes relations avec Michel Prada. Oui, j’ai dit « Je suis confortable avec la COB ». C’est ma responsabilité. J’ai d’ailleurs toujours trouvé choquant que mes collaborateurs se retrouvent mis en examen et jugés devant les tribunaux car ils n’ont pas eu de responsabilité, déclare-t-il, autant pour les couvrir que pour reprendre la main dans ce dialogue avec la cour.

–         Pourquoi racheter vos titres à Paris plutôt qu’à New York, relance la présidente ?

–         Notre marché à Wall Street est trop étroit pour que l’on puisse y intervenir sur notre titre sans biaiser les transactions, répond-il adroitement.

–         Pourquoi intervenir au fixing ?

–         Jean-Marie Messier raconte une nouvelle fois comment un fonds peut intervenir pour manipuler le cours d’une action comme justement, lui, ne l’a pas fait, alors qu’il aurait pu manipuler le cours facilement s’il l’avait voulu.

–         Vous saviez donc que vos achats pouvaient avoir une influence, notamment quand vous dites « remettez-en 100 000 puis 300 000 pour maintenir à 50 », sauf que Mr Guez dit « Ah, on n’y est pas arrivé ».

–         Il ne s’agit pas de faire monter le cours mais de le réguler, maintient Jean-Marie Messier.

–         Vous essayez de faire fixer le cours de clôture à 49 ou 50.

–         Non, non. Je ne suis pas Philippe Guez, je n’ai jamais exercé le métier de trader. Je ne pense pas que ça m’aurait plut, même si c’est un métier tout à fait noble.

–         Quel a été le cours les jours suivants, et est-ce que Vivendi est intervenu les jours suivants, interroge la magistrate en même temps qu’elle cherche les réponses dans ses notes. Oui, à 9h00 et 35 secondes vous passez un ordre à 49 exécuté pour 40 000 titres à 48,90 comme à l’ouverture.

Jean-Marie Messier explique à nouveau comment il pense qu’un fonds spéculatif interviendrait s’il cherchait à faire décaler le cours, ajoutant : « là, on a la démonstration, a contrario, que l’on est juste parmi les acheteurs et que l’on n’a pas d’influence sur le cours », plaide-t-il dans un mélange choisi d’arguments péremptoires servis par une humilité de ton.

–         Vous avez donné des instructions pour monter jusqu’à 51, poursuit la magistrate.

–         Toutes les dispositions de remontées de limite m’étaient soumises, réplique méthodiquement l’ex-PDG.

–         Vous donnez l’ordre d’acheter à 51.

–         Comme le 24 septembre quand je dis de passer de 47 à 50, il faut donner un cours limite. Pourquoi l’ajuster ? Car le cours a dépassé 47 €. Alors j’ai deux possibilités, soit je remonte le cours limite pour continuer les rachats d’actions, soit on ne le change pas et le programme de rachat d’actions est stoppé, assène-t-il.

La présidente cite une déclaration du courtier de Deutsche Equities exhumée du dossier : Mr Guez dit « Je m’étais aperçu qu’il y avait des difficultés à maintenir le cours à 50 et c’est la raison pour laquelle j’appelle Blondet ».

–         J’appelle pour avoir une instruction, s’interpose promptement le courtier, toujours prêt à revoir le passé.

–         Pas du tout, vous dites « est-ce qu’il faut tenir à 50 ? », recadre la magistrate. Lors des dépositions vous expliquez « pour maintenir l’objectif de cours à 50 il fallait acheter beaucoup plus de titres. Vous dites qu’il est difficile de maintenir le cours à 50, que l’action est tirée vers le bas par la multiplication des ordres de vente. La présidente recherche son listing et commente le cours et les transactions durant la conversation compromettante :  le cours ne remonte à 50 qu’à la fin de votre coup de téléphone à 15h32. Il semblerait qu’il y ait des problèmes pour stabiliser le cours à 50.

–         Je voudrais dire deux choses, répond Philippe Guez. Un, le cours est déjà passé à 50 avant. Deux, je passe mon coup de fil car mon ordre n’est plus valable, je dois informer que je ne peux plus acheter de titres. Si on avait voulu tenir à 50, ça aurait été facile avec les volumes qu’on avait. Je luis propose de tenir dix minutes car je ne sais pas ce que va faire le marché.

–         Vous avez passé des ordres à 50 avant votre coup de fil, insiste la magistrate.

–         J’essaye de vous expliquer la manière dont je suis intervenu et dont fonctionne ce marché, reprend Philippe Guez, toujours affable mais plus professoral, comme pour signifier que la thèse d’une manipulation de cours relève de l’ignorance. Tenir le cours, ça veut dire que nous avons trois millions de titres à l’achat et pas un ne va passer au-dessus, en tous cas pendant une période. Il y a une incompréhension, assure-t-il.

–         Vous revenez sur votre déclaration, observe la magistrate. Quand vous êtes interrogé vous expliquez que le titre est tiré vers le bas et que pour le maintenir à 50 il fallait acheter beaucoup plus de titres.

–         C’est exactement ce que je fais, répond Philippe Guez sans sourciller. J’aurais voulu vous présenter un carnet d’ordres, reprend-il dans le registre réponse à tout.

–         J’en ai déjà vu, j’ai même fait des stages, rétorque la magistrate en déclenchant un rire nerveux dans l’assistance à cette allusion aux pertes spéculatives de la Société générale dont elle a rejugé l’accusé, Jérôme Kerviel, un an plus tôt.

–         On est toujours dans un jeu de poker menteur, rebondit habilement Philippe Guez par cet aveu incontestable. Il faut en acheter beaucoup le moins cher possible, mais on ne sait pas si ça va être plus cher plus tard.

–         Pourquoi vous dites « on tient le cours à 50 » ? relance la présidente, aussi tenace que son interlocuteur.

–         Quand on dit « tenir » c’est un langage de salle de marché. Si j’avais voulu « maintenir » le cours à 50, j’aurais agi différemment. Une barrière d’avocats s’est levée derrière leurs clients, les écoutant autant qu’ils les protègent.

–         J’ai la conversation mot à mot qui est plus parlante, et où on voit  bien que vous voulez faire monter le cours, reprend la présidente. Je répète : «- Allo, François ? – Allo, oui. – On a réussi à faire coter 49 mais malheureusement on est à 48 ; qu’est-ce que vous voulez qu’on essaye ? Blondet répond : – On va essayer de rejoindre 49. » Vous commencez à passer des ordres à 49, exécutés à 48,89, vous passez des ordres importants, pour 300 000 titres, par gros paquets, à 17h24 et 35 secondes ils sont exécutés à 49, puis le cours reste à 49. La présidente relit une énième fois la fin du coup de fil crucial : « voilà, on est à 49, à 17h24 et 35 secondes », Blondet veut absolument qu’on passe le seuil de 49 ?

–         Non, il veut en acheter beaucoup, répète inlassablement le courtier.

–         Alors pourquoi vous dites « on a réussi à faire coter 49 mais malheureusement ça cote 48,9 » ? Quand c’est moins cher on est content !

–         Non, à 17h30 on ferme, dans le carnet les ordres s’accumulent sans exécution, on est à l’aveugle, donc on met nous des ordres à 49.

–         Vous n’avez que deux actions sur ces ordres dont le cours d’exécution est à 49, les autres sont en-dessous.

–         Si ça a coté 48 tant mieux, reprend le courtier sans craindre les contradictions de sa rhétorique aussitôt pointées par la magistrate.

–         Non, pas tant mieux ! Vous dites « malheureusement ». Alors pourquoi augmenter la limite ?

–         Pour en acheter le maximum.

–         On voit que vous en achetez beaucoup de titres moins cher que la limite à laquelle vous passez vos ordres

–         Nous accompagnons la dynamique du titre, répète Philippe Guez, toujours aussi affable et infatigable dans ses efforts pour embrouiller la présidente. Elle s’agace.

–         Après le bourrage à 50, l’action redescend à 49, recadre plus clairement la magistrate.

–         Nous avons accompagné la dynamique du cours sans jamais l’influencer, répète Philippe Guez, visiblement content de sa formule.

–         Là, vous l’avez beaucoup influencé, conteste la présidente, car dans la dernière demi-heure vous avez réalisé plus de 30% des transactions.

–         Une manière de rebondir là-dessus est que le cours était stable à Wall Street alors que le marché y est plus étroit et que l’on n’intervient pas dessus, explique Philippe Guez relayant l’argument creux lancé quelques minutes plus tôt Jean-Marie Messier. (NDLR si le cours à Wall Street est stable c’est parce que les teneurs de marché calquent leur fourchette d’offre et demande sur l’évolution du titre à Paris, sa principale place de cotation). Malgré mes alertes et mon langage, à aucun moment je n’ai eu d’inquiétude sur une manipulation de cours, et je vous assure j’en ai vu. Si j’avais eu un doute sur ce point, j’aurais pu arrêter les ordres sans l’autorisation de ma hiérarchie, tente encore le courtier.

–         La cour connaît les manipulations de cours, elle en a déjà condamné il n’y a pas si longtemps, confirme la présidente Mireille Filippini.

–         Si c’était l’objectif, oui, on peut faire une manipulation de cours en restant dans la présomption de légitimité, poursuit le courtier en se lançant dans une démonstration par l’absurde. Mais on s’y prendrait à l’inverse de ce qu’on a fait pour le compte de Vivendi. (NDLR Faire l’inverse de ce qu’on présente comme la recette d’une fraude respectant les règles, n’est-ce pas une preuve d’innocence ? C’est fort !). Un manipulateur ne cherche pas à acheter 1,7 milliard d’euros de titres, mais à faire monter le cours. (NDLR, ce n’est pas incompatible).

–         Et quand Jean-Marie Messier commente le cours à 49,50 lors de sa conférence de presse en parlant d’un prix attractif, il veut le stabiliser à 49 ?

–         Quel rapport avec une manipulation de cours ? Il veut juste réduire la volatilité et le stabiliser, suppose Philippe Guez.

Le jeu de répliques entre la magistrate tenace et le courtier rusé se prolonge encore un quart d’heure autour de l’analyse infinie des cours de Vivendi face à l’influence des annonces et rachats d’actions de son ex-président, avant que la magistrate décide de reprendre son audition de Jean-Marie Messier.

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