(Tout le procès Pérol ici) 10h30. Après son long monologue d’entrée en matière, le juge Peimane Ghaleh-Marzban entame l’interrogatoire du prévenu : « je vais vous demander de présenter votre carrière jusqu’en 2002. Si vous voulez boire un verre d’eau ou avez besoin de faire une pause n’hésitez pas ».
Intimidé et la gorge un peu nouée, François Pérol explique son passage à Sciences Po, son entrée à l’inspection des finances en 1990 où il passe trois ans contrôleur des finances, puis un an chargé de mission à l’inspection, qu’il quitte en 1994 pour rejoindre la direction du Trésor, où il occupe plusieurs responsabilités, notamment au bureau des marchés financiers, ou comme secrétaire général du Club de Paris, où il gère la restructuration des dettes de pays surendettés. Après la sous-direction au financement et à la compétitivité des entreprises en 2001 et 2002 il finit sous-directeur du Trésor. De là il rejoint le cabinet du ministre de l’économie et des finances, Francis Mer, dont il est directeur adjoint en charge des questions suivies par la direction du Trésor. D’avril à novembre 2004 il assume les mêmes fonctions auprès du nouveau ministre, Nicolas Sarkozy, puis passe à l’IGF, l’Inspection générale des finances, qu’il quitte en janvier 2005 pour devenir associé-gérant de la banque Rothschild, qu’il quitte en mai 2007 pour rejoindre l’Elysée comme secrétaire général adjoint, à la demande de Nicolas Sarkozy.
– Vous ne l’avez pas dit mais vous êtes quelqu’un de très brillant, relève le juge. Sortir major de l’Ena, c’est remarquable. Vous apportez votre expertise technique au ministre. Alors que vous êtes fonctionnaire de très haut niveau, quelle est votre motivation pour rejoindre le cabinet du ministre ?
– Xavier Musca et moi-même rejoignons Francis Mer car il a un profil de chef d’entreprise.
– Le juge d’instruction reçoit des mails de Monsieur Sureau, haut fonctionnaire d’origine, devenu avocat en 2002. On constate que vous entretenez une relation constante qui va perdurer tout au long de la période 2002-2004, puis à la Banque Rothschild et à la présidence de la République. Il n’est pas indifférent de l’évoquer car c’est l’avocat des Caisses d’épargne. Différents mails montrent vos liens, et votre intérêt commun, au sens de l’accusation, sur les Caisses d’épargne. Lundi 10 juin 2002 à 17h15, Mr Sureau écrit à Charles Milhaud : « je viens d’avoir un Pérol en grande forme. Bon, maintenant, on a la chambre qu’il faut, quand est-ce qu’on y va avec l’Ecureul ? ».
– Je connais François Sureau depuis mon passage au Trésor, il était conseiller juridique sur les privatisations, sur des questions de droit public. L’amitié que je lui porte ne lui enlève pas sa qualité de solliciteur, que je recevais parmi de nombreux solliciteurs. Le ministre y donne suite ou pas. Son rôle est de pousser ses projets auprès des pouvoirs publics. C’est ce que fait Mr Sureau. Je vous accorde qu’il a un style un peu particulier.
– Quand on est haut fonctionnaire, on a une déontologie évidemment, poursuit le juge avec un talent naturel d’interviewer qui n’aurait rien à envier aux meilleurs animateurs de talk-shows télévisés. Comment gère-t-on ces situations ? Quelle est votre conception de la déontologie d’un membre de cabinet ministériel ? Puis d’un secrétaire général adjoint du président de la République ?
– J’avais exercé au Trésor pendant une douzaine d’années en travaillant sur de très nombreuses opérations. La meilleure défense déontologique est l’expérience des dossiers, pour faire en permanence la part de ce qui relève de dossiers professionnels de ce qui relève de dossiers non professionnels. J’ai veillé à une stricte déontologie professionnelle depuis le début de ma carrière jusqu’à aujourd’hui, réplique François Pérol, remis en alerte par cette question à laquelle il déballe une réponse toute faite dont il ne se départira pas tout au long du procès. Sur ce mail adressé à ses clients, il parle des relations des Caisses d’épargne avec la CDC, mais c’était y a 13 ans et je ne m’en souviens plus très bien.
– Il dit quand est-ce qu’on y va avec l’Ecureuil ?
– Son intérêt, quelle que soit l’opération, est qu’elle se fasse.
– Vous ne pensez pas lui avoir donné l’espoir qu’une opération se fasse ?
– Je n’en sais rien…
– En cote d35, nous avons de nouveaux messages, avec l’intervention de plusieurs personnes influentes ou pas, Alain Minc, Jean-Marie Messier… Est-ce qu’il n’y a pas une porosité ? On se connaît, on se tutoie, on appelle prendre des nouvelles personnelles et on en profite pour poser des questions sur un dossier.
– Je ne doute pas que si les enquêteurs s’étaient intéressés à d’autres opérations, ils auraient trouvé le même type de sollicitations. Il faut avoir de l’expérience, répond invariablement François Pérol comme un bon élève ayant bien retenu la leçon préparée avec ses avocats.
– Comment on gère cette question déontologique dont vous parlez ? insiste le juge.
– On rend compte au ministre ou directeur de cabinet, selon l’importance du sujet, la nature de la sollicitation et ce qu’elle peut impliquer. C’est d’autant plus important quand le ministre lui-même a des relations avec cette personne.
– Il s’agit de l’opération par laquelle la CDC a cédé Ixis aux Caisses d’épargne, explique le juge.
– Les mails de Sureau sont parvenus au juge d’instruction par lettres anonymes, intervient l’avocat de François Pérol, Maître Pierre Cornut-Gentille. On peut supposer qu’il s’agit d’une démarche malveillante. Des courriers anonymes arrivent à différents moments de la procédure.
– Est-ce qu’il s’agit de la cession réalisée en 2006 et des 7 milliards versés par la CNP à la CNCE ? interroge Maître Jérôme Karsenti, avocat de la CGT dans cette affaire qu’il suivait dès son origine pour l’association anti-corruption Anticor.
– Cote d36, reprend le juge sans se laisser divertir, nous avons ce message du 10 oct 2002 : Cher François, souhaitez-vous que l’on vienne voir cela avec vous ? La cession par la CDC aux Caisses d’épargne de la banque d’investissement Eulia, devenue Ixis, permet à la CDC de verser un dividende exceptionnel à l’État. Cote D37, un nouveau message de Mr Sureau évoque « le texte sur lequel je me suis mis d’accord avec François Pérol ».
– C’était toujours dans le mêm objectif, réplique l’accusé. L’opération de privatisation allait faire passer des salariés d’entreprises publiques en salariés privés, il fallait couvrir leur situation.
– Est-ce le rôle d’un membre de cabinet ministériel ?
– La discussion du projet de loi de finance revient au ministre des finances, répond François Pérol comme à un oral de l’ENA.
– Mais celle qui demande la modification ne représente pas une personne publique mais des intérêts privés.
– Il y avait des salariés publics, il fallait bien faire les adaptations nécessaires pour leur évolution, répond l’accusé peut-être un peu désemparé par ce sujet subitement exhumé.
– Monsieur Pérol, écoutez-moi. Je vous sens ému, c’est normal, ponctue le président Peimane Ghaleh-Marzban dans un registre plus empathique. Je le dis car il y a un effet loupe. Les enquêteurs reçoivent un élément qui concerne un sujet, parmi tant dautres.
– On a bien compris, enchaîne la procureure de la République, Madame Ulrika Weiss, mais en lisant « le texte sur lequel je me suis mis d’accord avec François Pérol », on a le sentiment qu’il est passé par dessus les directions techniques.
– Ce sentiment est le compte rendu d’un avocat, se défend l’accusé. Le texte n’est pas préparé par le cabinet mais par les services, en l’occurrence le Trésor. Ensuite, il est transmis au ministre pour qu’il puisse le défendre au Parlement.
– « Musca, par l’intermédiaire de Darrois, est très lié à Sarkozy. Romanet a dirigé le cabinet de Borloo. J’ai recommandé Rémond qui s’occupe parfois de nos affaires… », reprend le juge. Ce message de 19h21 montre le caractère poreux assez étrange, et la perméabilité des liens d’interêts. On a le sentiment qu’un avocat se dit que les équipes changent mais pas vraiment, avec l’idée d’avoir toujours quelqu’un dans la place.
– Monsieur Sureau se fait valoir auprès de son client, rétorque François Pérol, comme pour se distancier davantage de cet ancien ami gênant. Je ne vois pas quoi dire de plus. Il en dit plus qu’il n’en fait. Je trouve cela déplacé, même dans la bouche d’un avocat à son client.
– Vouliez-vous à ce moment aller dans une banque d’affaire ? enchaîne le magistrat.
– Il est vrai que j’avais beaucoup de sollicitations pour travailler dans la banque d’affaire.
– Cote d39, le 3 mai 2004, est-ce qu’un avocat d’affaires s’assure auprès du directeur de cabinet adjoint d’une solution ? poursuit le juge en revenant sur cet épisode.
– Monsieur Sureau est tombé sur la dernière version du pacte d’actionnaires, explique François Pérol… On comprend qu’il aimerait bien être plus chargé de ce dossier. En réalité il n’est pas vraiment en charge du dossier mais il se touche du col, pardonnez-moi l’expression.
– On a encore un mail du 30 novembre 2004, de François Sureau à Charles Milhaud, au moment où vous vous apprêtez à quitter le ministère des finances pour la Banque Rothschild. Il donne encore le sentiment d’une relation poreuse entre intérêts publics et privés… « Je connais Gaymard, je lui ai demandé de prendre Rémont en remplacement de François Pérol qui va à Rothschild ».
– Les recommandations de Sureau n’ont aucune importance pour personne, tranche François Pérol d’un ton péremptoire, comme pour s’en convaincre lui-même.
– Cela peut être votre réponse, observe le président Ghaleh-Marzban. Mais conseiller Charles Milhaud ce n’est pas rien.
– Il y a dicton, commente François Pérol, qui dit que quand on ne peut pas donner il faut beaucoup recevoir. Nous recevions beaucoup de sollicitations.
– Peut-on considérer acquis que Maître Sureau du cabinet Darrois Villey était bien en charge des intérêts des Caisses d’épargne ? interpèle madame Weiss, la procureure, car on a impression en ecoutant les réponses de Monsieur Pérol que Sureau est une sorte de visiteur du soir sans importance.
– L’organisation des pouvoirs publics est ainsi faite que le cabinet ministériel est destinataire des sollicitations, comme le Trésor. Son rôle est de faire tri, esquive François Pérol, comme s’il récitait une autre fiche de Sciences Po piochée dans sa mémoire.
– On n’a rien de direct, pas de mails ni de lettres, relativise le juge. Vous écrivez peu, nous ne pouvons avancer que par des questions indirectes.
– Cote D91, Mr Sureau indique à François Pérol sa nomination avant qu’il l’apprenne, renchérit Maître Karsenti, avocat des parties civiles. Et cote d36, en 2002, il y a ce mail important, le seul de cette période entre Monsieur Pérol et Sureau qui parle du projet des Caisses d’épargne, rappelle l’avocat. Monsieur Pérol répond : « c’est toujours un plaisir de vous voir, je me demande même si le mieux ne serait pas de se voir d’abord en tête à tête ».
– Le projet des Caisses d’épargne était de prendre le contrôle d’Ixis, précise François Pérol. Il avait l’avis favorable du ministre pour des raisons industrielles et budgétaires. Je participais au processus de décision en tant que directeur de cabinet adjoint. Je lui indique que je ne veux pas voir ses clients.
– En janvier 2005, question psychologie, vous êtes haut fonctionnaire, qu’est-ce qui vous amène à rejoindre Rothschild ? enquille le président.
– J’ai exercé 14 ans de 1990 à 2004 pour l’État. Arrivé à la direction du Trésor, il est difficile de progresser car il y a peu de postes et ils sont occupés. Cela correspond à cette analyse rationnelle de la situation de me tourner vers une carrière privée où il y a peut-être plus de perspectives de développement. J’avais de nombreuses sollicitations dans ce domaine.
– Quand une banque d’affaire vient chercher un directeur de cabinet adjoint du ministère des finances, elle vient pour les compétences ou autre chose ?
– Ils pensent trouver une personnalité qui ait l’accord des autres associés et du commanditaire, en plus d’une capacité de résistance au stress, répond l’accusé en esquivant toujours subtilement le danger. Bien sûr, il y a l’idée que cette personne est bien introduite, mais ce n’est pas essentiel. Certains associés bien introduits n’ont pas réussi, ça suffit pas, assure un Pérol bravache.
– Vous aviez déjà travaillé avec eux ? s’enquiert le juge.
– Je ne les avais pas eu comme clients, mais déjà en face, admet l’accusé en se repliant aussitôt sur un terrain plus serein. Bien entendu, il faut avoir des qualités d’entregent, enchaîne François Pérol. Mais ouvrir les portes ça ne sert à rien si l’on n’a rien à proposer.
– Aviez-vous traité comme directeur de cabinet adjoint avec la Banque Rothschild ? insiste le juge.
– Pas comme banque conseil, mais en face dans des dossiers.
– Pour cette période de 2004 à 2005 quelle a été la position de la Commission de déontologie ?
– Elle a donné un avis favorable à condition que je m’abstienne de traiter toute affaire dont j’aie eu à connaître dans mes fonctions, et de conseiller la direction du Trésor.
– In abstracto ou in concreto ? s’enquiert le magistrat en explorant cette subtilité juridique qui semble coutumière à son interlocuteur.
– Sur analyse du rapporteur qui m’a aussi entendu en commission, se souvient François Pérol.
La fin de l’audience du lundi matin se perd dans ce débat dont personne n’attend vraiment qu’il fasse éclater la vérité des conflits d’intérêts dissimulés sous des apparences de bonne conscience.