BlaBlaBanque, c’est l’histoire d’un livre dont je regrettais de ne pas avoir publié la chronique en son temps, bien que sa lecture m’ait passionné, comme en témoignent les tonnes de notes dont j’avais noirci mon exemplaire.

Grâce à la récente parution d’une 3ème édition de « Parlons banque en 30 questions », j’ai eu l’occasion d’ajouter un flash-back dans ma fiche de lecture pour revenir aussi sur ce fameux BlaBlaBanque, un ouvrage bien antérieur de Jézabel Couppey-Soubeyran (Septembre 2015), aujourd’hui en accès libre (lien en fin d’article).

« Les garde-fous adoptés depuis la crise bancaire de 2008 empêcheront-ils la prochaine crise ? Non, car ce sont les fous eux-mêmes qui placent les barrières », prévient Jézabel Couppey-Soubeyran dès sa première phrase.

Fidèle à son sous-titre, « Le discours de l’inaction », BlaBlaBanque dissèque, en 270 pages, la propagande des lobbies bancaires pour dissuader, dénigrer ou neutraliser les réglementations financières.

« Le cœur de cet ouvrage m’a été inspiré par un livre d’Albert Hirschmann [1915-2012] (intitulé Deux siècles de rhétorique réactionnaire » (traduction de Pierre Andler, Fayard 1991), raconte en préambule Jézabel Couppey-Soubeyran: « Dans ce livre, il décryptait le discours de ceux qui s’étaient opposés aux réformes du progrès social », explique-t-elle.

Cette rhétorique réactionnaire repose sur 3 arguments, que l’on découvre effectivement utilisés à toutes les sauces par les réac de tous les temps pour s’opposer aux progrès sociaux et humains en général (de la protection sociale jusqu’au droit de vote des femmes…).

Les 3 mises en garde « réac » contre le progrès :

  • 1 : Gardez-vous de réformer ou vous obtiendrez l’effet contraire à celui recherché.
  • 2 : Gardez-vous de réformer, car cela ne sert à rien.
  • 3 : Gardez-vous de réformer, car vous casserez ce qui fonctionne.

Très documenté par cette universitaire fine observatrice des coulisses du monde bancaire et financier, BlaBlaBanque fourmille d’exemples disséquant cette rhétorique des lobbies financiers anti-réglementation, à l’aune des enjeux de l’époque. Sa lecture nous replonge dans le grand gâchis de la crise bancaire, et du coût économique et social payé par les citoyens-contribuables, grâce à la capacité des banques à « privatiser les profits et nationaliser les pertes ».

En feuilletant à nouveau ce livre génial, j’ai retrouvé l’envie de partager quelques-unes des phrases ou informations percutantes que j’y avais repérées, et dont la plupart demeurent d’une pertinence inquiétante (même si les noms et fonctions ont pu changer depuis)…

Florilège !

1ère Partie – Omniprésence, omnipotence : l’organisation tentaculaire du lobby bancaire français. (p.13)

A propos de Michel Pebereau (ancien président de BNP Paribas), Anne Michel, journaliste au quotidien Le Monde, écrivait le 1er décembre 2011 : ≪en France, il est de toutes les discussions au sommet de l’Etat pour trouver des solutions capables d’éteindre l’incendie – entre autres, il jouera un rôle dans la conception du Fonds européen de sauvetage des pays en difficulté – et d’empêcher une crise des liquidités bancaires. Les coups de fil sont quasi quotidiens avec l’Elysée, comme avec la Banque de France et le Trésor. M. Pébereau est, avec François Pérol (BPCE) et Henri de Castries (AXA), l’un des financiers favoris du Palais. ≫ (p.25)

Dans un rapport confidentiel de 2009, l’OCDE examine le phénomène pour d’autres pays que la France. Dans les autorités de régulation tout d’abord. Dix autorités de contrôle à travers huit pays sont passées au peigne fin. Il en ressort que toutes (à  l’exception de l’Islande) recrutent une bonne partie de leur personnel dans le secteur bancaire et financier. L’intensité des liens avec le secteur bancaire et financier n’est pas le même partout. Parmi les pays étudiés, c’est en Irlande, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni que les connexions apparaissent les plus nombreuses. Elles sont moindres en Belgique, au Canada, en Islande et aux Etats-Unis, où les autorités de contrôle sont plus enclines a recruter au sein de la Banque centrale, de l’état ou d’autres autorités de contrôle. (…)

Le phénomène est ensuite examiné à travers les connexions politiques des 116 banques ou établissements financiers parmi les 500 plus grandes entreprises mondiales classées par le magazine Fortune (Fortune global 500). 70 % de ces entreprises financières ont au moins une connexion forte avec des gouvernements, des législateurs (du pays d’origine ou d’ailleurs) ou des agences de régulation. (p.34-35)

L’argument de l’effet pervers appliqué aux exigences de fonds propres (p.80)

Jusqu’au début du XXe siècle, la part des fonds propres au bilan des banques était assez élevée, de l’ordre de 20 a 30 % (contre 5 a 10 % aujourd’hui). (…)

Les premiers accords du Comité de Bâle sont signés en 1988. Ils recommandaient une règle de prudence, dite ≪ règle prudentielle ≫, à savoir que les banques aient un coussin de fonds propres d’au moins 8 % du montant total des crédits accordés pour être en mesure d’absorber les pertes éventuelles en cas de non-remboursement. (p.81).

Dès le début des années 1990, J.P. Morgan mène un lobbying intense pour populariser son modèle d’évaluation des risques de marché. Quelques années plus tard, le Comité de Bâle recommande que l’on autorise les banques à utiliser leurs propres mesures de risques issues de modèles internes. (…) Avec le recul, c’est sans doute l’une des pires décisions prises par les superviseurs. (p.83)

 Imaginez que vous soyez soumis a une sorte de taxe proportionnelle a votre prise de risque et que l’on vous autorise a évaluer vous-même cette dernière. Naturellement, vous serez incitée à sous-estimer votre prise de risque. (p.85)

 C’est ainsi que les banques sont parvenues à desserrer la contrainte de fonds propres. Car les 8% de fonds propres exigés en proportion des actifs pondérés par les risques, sont ainsi devenus 8 % de 60 %, puis de 50 %, puis de 30 %, parfois moins encore, des actifs. Au final, cela ne fait pas beaucoup de fonds propres en proportion du total du bilan. Et plus on compresse ces pondérations, mieux on desserre la contrainte.

 C’est le cas de la plupart des grands groupes bancaires : la Deutsche Bank peut afficher 13,3% de fonds propres en proportion des actifs pondérés par les risques (solide la Deutsche Bank !) mais seulement 2,4 % en proportion de son actif total (beaucoup moins solide la Deutsche Bank !) ; HSBC, 12,6% de ratio pondéré mais seulement 2,8% de ratio simple ; BNP Paribas et Société Générale, un peu plus de 10,5% de ratio pondéré contre moins de 3,7% de ratio simple. (p.87-88)

Protéger sans déresponsabiliser

Les lobbies bancaires sont plus enclins à se plaindre d’un prétendu effet pervers des exigences de fonds propres que des subventions implicites que leur procure la surprotection des pouvoirs publics. C’est là pourtant un véritable effet pervers, qui a une grande part de responsabilité dans la crise enclenchée en 2007-2008, et qui constitue un facteur de fragilité persistante dans le secteur bancaire européen. (p.98)

 L’argument brandi par les banquiers depuis l’accord de Bâle III en 2010 est que le renforcement de la réglementation ferait croître le shadow banking, d’où la fameuse formule ≪ plus on régule, plus on dérégule ≫ ! Les entités du shadow banking seraient le réceptacle fatal des risques que les banques ne peuvent plus prendre.  (p.101)

Il est possible de réguler le shadow banking en coupant le cordon qui le relie au secteur bancaire traditionnel et dans lequel il puise son énergie vitale. Les entités du shadow banking sont en partie le produit du contournement de la réglementation par les banques mais, surtout, elles n’existent qu’au moyen des garanties et des liquidités bancaires, par exemple les lignes de crédit que les véhicules de titrisation ont auprès des banques ou les crédits que les banques consentent aux fonds spéculatifs. (p.103)

L’argument de l’inanité « cela ne sert à rien » (p.107)

L’inanité tourne le régulateur en ridicule. Impuissant face au pouvoir absolu du marche qui régirait a lui seul le fonctionnement du système financier. (p.113)

Le contournement inévitable…

La titrisation a, par exemple, très souvent été présentée comme une technique inventée par les banques pour contourner le premier ratio minimum de fonds propres qui leur a été imposé a l’issue du premier accord de Bâle en 1988 (Bale I). (p.115)

Quand la directrice générale de la FBF, Marie-Anne Barbat-Layani, est invitée a signer l’édito de la lettre des affaires juridiques de Bercy en déclarant, a propos des initiatives réglementaires visant a réduire la taille des banques : ≪Ce mythe européen du “small is beautiful”rappelle l’époque où les missiles étaient à l’est et les pacifistes a l’ouest… mais la perspective s’est inversée ≫, elle choisit bien ses mots pour tourner en ridicule l’attention croissante que le régulateur porte aux banques systémiques, c’est-à-dire en clair les grandes banques universelles à la française dont elle ne fait que défendre les intérêts. (p.123-124)

L’argument de la mise en péril « ceci tuera cela ! » (p.141)

Pour robert W. Jenkins (professeur associé à la London School of Economics, ancien membre du comité de politique financière de la Banque d’Angleterre), cette idée selon laquelle il nous faudrait choisir entre la stabilité et la croissance n’est rien d’autre qu’un ≪mythe ≫ auquel le lobby bancaire veut nous faire croire. (p.143)

Il fait l’hypothèse que la finance est un moteur inépuisable de la croissance. Ce qui revient à dire que plus il y a de finance (des services bancaires, des crédits, des dépôts, des échanges de titres, de devises, etc.) et plus il y a de croissance. C’est une question depuis longtemps débattue entre les économistes. Si Joseph Schumpeter (1883-1950) soutenait déjà l’importance de la finance pour l’innovation et la croissance, pour Joan Robinson (1903-1983), le développement financier ne faisait, au contraire, que suivre la croissance. C’est entre les murs de la Banque mondiale, dans les années 1990, que le point de vue de Schumpeter a gagné en force. (p.144)

Les crises financières ont parfois été analysées comme le prix à payer, dans le creux de la vague, de la croissance que permet la finance quand la vague se déploie. Sauf que l’économie réelle souffre assurément plus dans les périodes ou la finance va mal qu’elle ne profite de la finance quand celle-ci va bien. (p.148)

Exiger des banques qu’elles aient un coussin de fonds propres plus épais réduirait leur capacité à offrir des crédits et mettrait en péril le financement. (p.149) [Quel financement ?]

Sont-ce les crédits aux entreprises? C’est en fait peu probable, car ils ne représentent que 15% du bilan agrégé des banques de la zone euro (10% de celui des banques françaises, 5% seulement pour les crédits aux PME). (p.150)

Les crédits à la consommation et à l’immobilier occupent entre 16 et 18% du bilan des banques européennes (13 à 14% pour les banques françaises). (p.150)

Le vrai danger pour la souveraineté d’un état est de devoir s’engager seul, au péril des finances publiques, dans le sauvetage systématique de son secteur bancaire, qui a force d’être encouragé à grossir est devenu obèse.

Mais, par amnésie ou sous l’effet du pouvoir hypnotique du lobby bancaire, ce n’est pas aux excès des banques que l’on attribue le piteux état des finances publiques mais a notre modèle social et a tous ces pauvres, chômeurs et autres assistés qui en profitent ! Et pour pénitence, on s’inflige ensuite l’austérité, comme s’il fallait creuser sa propre tombe. (p.158-159)

Les banques ont, il est vrai, parmi leurs créanciers d’autres banques ou établissements financiers qui, s’ils devaient être mis a contribution, se trouveraient eux-mêmes affectés par la difficulté et la propageraient. Oui, mais c’est précisément cette crainte qui peut rendre plus prudents les créanciers des banques, fussent-ils d’autres banques. Avant la crise, l’absence de bail-in et l’immunité que procurait l’anticipation d’un bail-out en cas de problème (c’est strictement l’inverse du bail-in, c’est-à-dire un renflouement non pas interne mais externe, par les pouvoirs publics) ont permis aux banques d’augmenter leur prise de risque en toute impunité. Raison de plus pour bien fixer dès le départ qui prendra les pertes en cas de problème, en évitant de mettre systématiquement le contribuable en première ligne. (p.183-184)

Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences en sciences économiques à la Sorbonne, notamment pour les masters en banque et finance, consacre sa carrière académique à la compréhension de cet univers et au partage de ses savoirs : « Mes travaux portent sur les banques, l’instabilité et la régulation financières, explique-t-elle sur son blog www.jezabel-couppey-soubeyran.fr. Attachée à la diffusion et au partage des résultats de la recherche, j’ai exercé plusieurs missions de conseillère scientifique et éditoriale à l’Encyclopaedia Universalis (2000-2008), au Conseil d’analyse économique (2009-2015) et au CEPII (2015-2020) où je continue d’aider à la réalisation de l’ouvrage annuel « L’économie mondiale » (Ed. la Découverte). Depuis septembre 2020, j’ai rejoint l’Institut Veblen en tant que conseillère scientifique pour contribuer avec eux à l’élaboration et à la promotion de propositions de réformes monétaires et financières qui permettraient de faire avancer la transition écologique. J’ai également la responsabilité scientifique de la Chaire énergie et prospérité ».

Retrouvez BlaBlaBanque en accès libre (version PDF) sur le site de Jézabel Couppey-Soubeyran ici parmi ses nombreuses publications académiques et pédagogiques

Un commentaire

  1. caroline, le

    Merci pour cette analyse pertinente. Effectivement, le lobby des intermédiaires financiers est extrêmement puissant et tente en permanence de « water down » les propositions réglementaires. Cependant, ayant moi même travaillé chez le régulateur britannique, je peux vous affirmer que votre analyse n’est pas tout a fait juste. De nombreuses personnes travaillent sur ces projets et le font de bonne fois. Certains viennent effectivement de l’industrie ce qui permet de bien connaitre les problématiques rencontrées et de proposer des solutions pertinentes afin de palier aux dysfonctionnements identifiés.
    En fait, la problématique que vous décrivez n’est pas limitée au monde financier, mais a l’organisation de nos sociétés (et encore en occident certains garde-fous ont été mis en place). Depuis toujours le pouvoir des grandes industries et/ou corporations se substituent au pouvoir politique et par la même réglementaire: il n’y a pas de réelle indépendance de nos institutions. Je penses par ailleurs que vous devriez également questionner l’absence de différenciation entre le fait réglementaire et le fait légal. Tant que des juristes/avocats auront la main mise sur la mise le design des règlements financiers et de leur interprétation, tout les efforts entrepris le seront en vain.
    PS: Crise de 2008 – Subprime – N’oubliez pas que les individus sont « greedy » et que beaucoup d’entre nous ont été très content d’avoir eu accès au crédit pas cher dans les années 2000. Donc, non tout n’est pas toujours de la faute des « Banques ». Et en attendant, sans le crédit aucune économie ne peut se développer. A nous donc de trouver des solutions creatives pour mettre en place un système équilibré.

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