Visionnaire lucide, l’économiste Daniel Cohen est décédé hier, dimanche 20 août 2023, nous apprenait Le Monde ce lundi matin.
Daniel Cohen a été pour moi le premier économiste à décrypter les complexités du monde actuel, pour y déceler des tendances d’évolution de nos modes de vie socio-économiques, en nous aidant à comprendre leurs enjeux à l’échelle « micro » des individus, autant qu’à l’échelle « macro » de la tectonique économique des continents.
Sa clarté pédagogique et les qualités littéraires avec lesquels il exprimait sa vision du monde, rendaient la lecture de Daniel Cohen toujours accessible, instructive et divertissante, malgré la complexité des phénomènes qu’il décrivait, intriquant le global et l’individuel. A sa manière d’humaniste en quête de sens, dans un monde en rapide bouleversement, l’observation par Daniel Cohen des grands enjeux de notre temps, me rappelait parfois le style de Stefan Sweig, dans « Le Monde d’Hier », où l’écrivain paneuropéen assistait à la fin d’un ancien monde, avec une clairvoyance aussi lucide qu’inquiète. N’abandonnant jamais sa rigueur de professeur et chercheur en sciences économiques et sociales, Daniel Cohen savait aussi convoquer les références et théories économiques avec pertinence, en renfort de ses explications. Précieux.
Daniel Cohen a certainement été le premier économiste dont j’ai lu un livre en vacances, par plaisir et curiosité, hors de toute démarche laborieuse, c’est vous dire.
Aussi, quand nous avons eu la chance d’écouter Daniel Cohen, invité aux débats de la dernière assemblée générale du Conseil national de l’information statistique (Cnis.fr), où je représente le syndicat CFTC depuis une quinzaine d’années, j’avais tenu a profiter de cette rencontre pour lui exprimer mon admiration et ma gratitude, car il avait nourri ma motivation de jeune journaliste, pour expliquer l’économie et la finance en termes pédagogiques et divertissants. J’ignorais que c’était ma dernière occasion de l’en remercier.
Deontofi.com reproduit ci-dessous le compte-rendu de l’intervention de Daniel Cohen, tel que publié dans le procès-verbal de l’assemblée générale du Cnis du 24 janvier 2023 (disponible en intégralité avec les autres documents et présentations de cet événement en bas de page).
CRISE SANITAIRE, CRISE ENERGETIQUE : ENJEUX POUR LES STATISTIQUES
Patrice DURAN [président du Cnis] précise que le Cnis a demandé à trois experts de livrer leurs réflexions sur les effets des crises qui traversent le pays depuis trois ans. Ces crises interrogent bien évidemment la statistique publique et les outils dont les statisticiens disposent pour suivre les principales inflexions, repérer les nouvelles tendances, mesurer la réalité, etc.
Aujourd’hui, le besoin d’expertise et de réflexivité est décuplé, nous l’avons dit. La question se pose d’autant plus que l’histoire doit se définir comme l’articulation du passé, du présent et du futur. Or, comme l’a montré le grand historien Koselleck, ce qui caractérise la modernité est que le futur ne peut plus être simplement déduit du passé. Le rapport entre l’expérience et le futur se révèle beaucoup plus complexe. L’expérience est nécessaire, mais elle ne suffit pas car elle n’induit pas la connaissance de ce qui va advenir. C’est bien ce qui explique là aussi le côté exemplaire de la crise du Covid 19 comme la question de la transition écologique. Dès lors, penser le risque devient une nécessité comme l’ont montré la crise Covid comme la question de la transition écologique. C’est bien ce qu’a voulu brillamment exprimer Jean-Pierre Dupuy dans son livre Le catastrophisme éclairé cité d’ailleurs par Daniel Cohen.
1. Réflexions d’un économiste sur le contexte post-Covid et les tensions qui traversent notre économie
- Daniel COHEN, Président de l’Ecole d’économie de Paris, indique que la période actuelle est extrêmement troublée, très difficile à interpréter. Il ne s’agit pas d’une crise unique, comme avait pu l’être la crise des subprimes, une crise financière qui a immédiatement fait penser à la crise des années 1930, cette référence ayant d’ailleurs, d’une certaine manière, guidé l’action publique. La période actuelle n’est pas non plus, même si les analogies sont très fortes, une répétition de la crise pétrolière des années 1970 qui était déjà, en son temps, assez unique. Elle n’est pas une crise sanitaire comme avait pu l’être la grippe espagnole. La période actuelle est une combinaison ou une « poly-crise ». A la complexité intrinsèque de comprendre ces crises et de les remettre dans leur contexte s’ajoute le fait qu’elles se produisent toutes en même temps. Elle se rapproche du trio infernal formé au Moyen-Age par la peste, la guerre et la faim qui avait été utilisé pour caractériser la grande peste bubonique de la deuxième moitié du XIVe siècle qui avait entraîné alors la chute du système féodal.
L’effondrement du système féodal avait résulté d’un effondrement de la population européenne de plus d’un tiers. Il était alors devenu impossible pour les seigneurs de maintenir leurs paysans attachés à la terre. Le rapport de force était devenu brutalement favorable aux paysans. L’explosion des salaires a été très bien documentée dans la littérature historique. Certains vont même jusqu’à dire que les origines de la révolution industrielle se jouent là, notamment en Angleterre. En effet, si cette hausse des salaires a été temporaire dans un très grand nombre de pays où la démographie a été forte, elle est restée sur un très haut plateau pendant très longtemps en Angleterre, ce qui expliquerait peut-être les origines de la mécanisation du travail.
Cette rupture marque peut-être la fin d’un système. Il est important de comprendre lequel le cas échéant. Ces ruptures annoncées avec la crise des subprimes marquent en effet la fin d’une période. La période qui, par petites touches progressives, mais de façon très nette aujourd’hui est en train de s’interrompre correspond à la mondialisation au sens large ou mondialisation libérale. Ce monde nouveau s’était écrit à partir de 1989 et la chute du mur de Berlin, avec l’idée que la démocratie de marché devenait le socle ferme de l’histoire humaine. Dans le domaine économique, on a parlé du consensus de Washington pour décrire ce que devaient être les politiques économiques de cette période nouvelle. Trente ans plus tard, l’élection de Trump en 2016, puis l’apparition en 2019 d’une rivalité commerciale entre les Etats-Unis et la Chine qui n’a fait que se confirmer ensuite ont marqué la préfiguration d’un monde qui ne relève plus de cette mondialisation. Cette « fin de l’histoire » aura duré 30 ans, à peu près autant que les Trente Glorieuses. Aujourd’hui, le monde entre dans une nouvelle phase qu’il faut interpréter et qui n’aura pas les mêmes termes qu’auparavant.
Dès l’élection de Trump, cette mondialisation a montré ses limites. La première limite est interne. Aux Etats-Unis, les travaux d’économistes comme David Autor ont montré que le commerce avec la Chine et les emplois détruits aux Etats-Unis étaient parfaitement corrélés, par zone géographique, avec la montée du vote en faveur de Trump. Les travaux de Yann Algan ou Sergueï Gouriev ont montré que la crise des subprimes et les destructions d’emplois qu’elle avait créées étaient également très bien corrélées à la montée de cette colère populaire qui s’est exprimée dans le vote en faveur des candidats populistes qui ont suivi Trump. Le front de la mondialisation s’est fissuré de l’intérieur avant de se fissurer de l’extérieur avec la crise du Covid. Cette dernière a montré que les chaînes de valeur étaient très fragiles. La « résilience » des chaînes de valeur, selon les termes de Boris Cyrulnik, s’est révélée très faible. Ce dérèglement est venu confirmer l’idée, portée par Dani Rodrik, que la mondialisation était allée trop loin tant dans l’économie des inégalités internes que du point de vue même de sa soutenabilité en termes purement techniques de dispersion aux quatre coins de la planète de la production de biens. Dans ce mécanisme de désintégration verticale de la chaîne de production, chaque morceau était effectivement fabriqué dans un endroit possédant un avantage comparatif, le tout étant assemblé dans un autre endroit avant d’être exporté aux Etats-Unis.
Le Covid, d’une certaine manière, prolonge et intensifie cette idée que la mondialisation a touché ses limites. Le Covid restera sans doute dans l’histoire comme le moment qui a accéléré une autre transition au-delà de l’essoufflement de la force d’entraînement de la mondialisation déjà présente avec l’élection de Trump. Il a marqué l’accélération d’un nouveau type de capitalisme : le capitalisme numérique. Le Covid restera sans doute dans l’histoire comme le moment d’une accélération de la révolution numérique, notamment l’intrusion du télétravail dans la revendication d’un très grand nombre de personnes comme une exigence nouvelle. C’est en effet avec le Covid que l’on a pu prendre la mesure de la puissance des instruments que la révolution numérique avait rendue possible.
Dans son dernier ouvrage, Homo numericus, Daniel Cohen note un paradoxe dans le fait qu’une crise sanitaire se révèle un accélérateur de l’usage des technologies numériques. Quel rapport existe-t-il conceptuellement entre une épidémie et ces instruments que la révolution numérique a offerts pour résorber les conséquences de cette crise ? Dans cet ouvrage, il reprend les intuitions de Jean Fourastié, auteur des Trente Glorieuses écrit très peu de temps après la crise pétrolière des années 1970, qui considérait que cette crise des Trente Glorieuses était inscrite dans les gènes de la mutation connue après-guerre.
Dans Le grand espoir du XXe siècle publié en 1948, Jean Fourastié expliquait que l’histoire humaine se résumait à trois phases : une 1re phase au cours de laquelle l’humanité a cultivé la terre, une 2e phase qui commence avec la révolution industrielle du XVIIIe siècle au cours de laquelle l’humanité a travaillé la matière et une 3e phase qui était encore en gestation en 1948, mais dont il annonçait le caractère inéluctable, au cours de laquelle l’humanité allait travailler l’humain lui-même pour former une société de services où la matière travaillée par l’homme serait l’homme lui-même. Jean Fourastié avait cette intuition très profonde que reprendra la littérature économique, notamment William Baumol dans son ouvrage sur les spectacles vivants, qu’une société de services n’est pas capable de croissance économique.
Selon lui, « ce grand espoir du XXe siècle où enfin l’économie devient humaine, où l’homme peut faire valoir ses avantages comparatifs, son don pour la création, pour le soin, l’attention, le rapport à autrui s’accompagnera aussi de la fin de cette période de très forte croissance. Générer de la productivité quand on travaille la matière ne s’extrapole pas à générer de la productivité quand on s’occupe des humains ». Baumol appellera cette idée le « cost disease » : on ne sait pas générer de la productivité dans les services. Si les services se comprennent comme une activité où le bien que vous produisez correspond au temps que vous passez avec autrui, il n’existe pas de croissance de productivité possible. Baumol disait ainsi, parlant de la pièce de Shakespeare : « il faut le même temps pour narrer la triste histoire de la mort des rois ».
La révolution numérique représente tout simplement cette manière de générer de la productivité dans une société de services au sens de Jean Fourastié. Il n’est plus nécessaire de se rendre dans un cabinet médical pour rencontrer son médecin. Un humain fait toujours face à un autre humain, mais tous deux ne se trouvent pas au même endroit. La télémédecine permet d’économiser du temps de transport pour réaliser la transaction. Plus généralement, le télétravail a acquis un poids social qui n’était absolument pas visible voilà deux ou trois ans, au point qu’aujourd’hui il est très difficile de recruter des personnes dans un métier où cette promesse de 2 à 3 jours de télétravail n’existe pas. On observe même un basculement radical de la manière de concevoir le rapport du travail à un collectif. Cette distance constitue la 1re manière de générer de la productivité dans les services.
Une 2e modalité consiste à ne plus placer un humain face à un autre, mais à placer l’humain face à un algorithme. Il est demandé au client de faire tout seul, avec les technologies mises à sa disposition. Au lieu de se rendre dans un réseau bancaire par exemple, le client dispose d’un accès en ligne pour effectuer les mêmes actions. Aujourd’hui, de nombreuses tâches sont réalisées gratuitement par le consommateur lui-même qui n’est pas rémunéré directement pour cette transaction. De fait, elles échappent au radar des mesures conventionnelles.
La 3e étape commence. Cette grande révolution qui sera la force motrice des 30 prochaines années est celle de l’intelligence artificielle dans laquelle ce n’est plus l’humain qui réalisera via un logiciel des activités autrefois prises en charge par un autre humain, mais l’intelligence artificielle qui, dotée d’une force autonome, prendra le relais d’un très grand nombre d’activités. Dans cette nouvelle frontière, la machine va remplacer les humains dans les activités de service qui exigeaient autrefois une rencontre.
Dans son ouvrage, Daniel Cohen évoque les différentes manières de gagner du temps dans des transactions qui mettent en face les humains avec les autres. Ainsi, l’application Tinder, telle qu’elle a été analysée par Eva Illouz, est en réalité une manière de gagner du temps dans le processus de sélection d’un partenaire amoureux ou sexuel en se dispensant de faire la cour. Tinder change la nature de la relation amoureuse, puisqu’avec cet instrument, la personne ne se contente pas de chercher un partenaire qu’elle va aimer ou épouser, elle est tentée de « faire du chiffre ». La possibilité infinie offerte par Tinder absorbe la personne et s’apparente un peu à un travail à la chaîne. Cet exemple montre qu’une déshumanisation se produit, un peu de même nature que la déshumanisation produite par le travail à la chaîne. D’ailleurs, les gains de productivité sont presque toujours corrélatifs d’une déshumanisation. La différence tient au fait que ce sont cette fois-ci des humains qui se trouvent de l’autre côté de la chaîne de production.
La crise du Covid a donc marqué le passage d’un monde mondialisé à un monde numérisé. Puis vient la guerre en Ukraine, autre étape vers la disparition de la période de mondialisation libérale. Il ne fait pas de doute que cette guerre fait entrer le monde dans un nouveau grand conflit qui s’annonce entre les Etats-Unis et la Chine, et peut-être entre le clan occidental des démocraties libérales et les pouvoirs politiques illibéraux avec la Chine et tous les satellites, dont la Russie fait partie. Après le Trumpisme et les crises intérieures, puis le Covid et la dysfonctionnalité des chaînes de valeur, la 3e phase de ce démembrement de la mondialisation est constituée par les enjeux stratégiques. Le monde d’avant ne reviendra plus. Le protectionnisme au moins sur les technologies de pointe qui représentent un enjeu militaire va devenir la règle des échanges pour les prochaines décennies. Pour les microprocesseurs, les technologies 5G, etc., il ne sera plus possible de commercer simultanément et indifféremment avec les Etats-Unis et la Chine. Il faudra assez vite choisir son clan. Le mouvement peut aller très loin, car la frontière technologique définit la frontière des échanges.
La guerre en Ukraine parachève cette transformation initiée par Trump qui était encore, en 2019, dans une logique commerciale, à la recherche d’accords de réciprocité entre les Etats-Unis et la Chine. Le monde est en train de se configurer silencieusement, mais irrésistiblement autour de cette nouvelle frontière. Au-delà du parachèvement de cette dissolution de la mondialisation telle qu’elle a été esquissée pendant les 30 ans qui ont suivi la chute du Mur de Berlin, le monde est confronté à un nouveau choc énergétique semblable, du point de vue de ses enjeux macroéconomiques, à celui connu en 1973. Il a fallu du temps pour comprendre que ce choc pétrolier des années 1970 marquait véritablement la fin des Trente Glorieuses et l’émergence d’un nouveau régime de croissance. A l’époque, la solution au choc pétrolier a consisté à trouver de nouveaux champs pétrolifères. L’Amérique latine, l’Afrique sont devenues de grands producteurs de pétrole. Aujourd’hui, du fait du réchauffement climatique, cette solution n’est plus envisagée. Comme le Covid avait accéléré la transition numérique, avec la guerre en Ukraine s’est engagée une accélération de la sortie des énergies fossiles.
Evidemment, beaucoup d’autres questions se posent avec cette guerre en Ukraine, notamment le risque de retrouver, comme dans les années 1970, un dérèglement de la relation entre les prix et les salaires, avec l’enjeu de savoir ce que doit être la politique monétaire aujourd’hui. La course-poursuite entre taux d’intérêt et taux d’inflation reste la grande incertitude pour l’année à venir. Aux Etats-Unis comme en Europe se pose la question centrale de la nouvelle relation salariale. Comment le marché du travail absorbe-t-il cette crise nouvelle ? Toutes les notes de conjoncture de l’Insee soulignent le paradoxe : on entre dans cette crise avec un marché du travail très tendu. Face à un tel choc, le risque se situe bien dans l’accélération prix-salaire.
Il est important que le marché du travail se détende suffisamment vite pour éviter cette accélération. Or cette crise se produit à un moment de très grande incertitude sur ce rapport des travailleurs à leur travail. Jérôme Fourquet a très bien résumé cette question dans un article récent, indiquant que la réforme des retraites saisit les Français à un moment où ils hésitent entre la colère et la résignation. Il note dans ses statistiques une profonde démotivation des Français à l’égard du travail. Jusqu’à 40 % des Français n’ont plus d’appétence pour leur travail et cette situation est corrélée au télétravail. Curieusement, en effet, les employés et les ouvriers sont moins démotivés que les autres catégories supérieures, ce qu’il lie au fait que le télétravail a des effets délétères dès lors que l’on n’appartient pas à un collectif qui donne le sens d’une appartenance.
Le rapport des humains au travail est toujours complexe. La grande peste bubonique avait brutalement brisé un ordre que l’on croyait éternel. Le Fordisme avait apporté une solution à cette question en promettant grâce à la croissance de la productivité et des salaires une récompense pour l’attachement à la chaîne de montage. La mondialisation a proposé autre chose pour lier ce rapport des travailleurs à l’emploi, la peur de le perdre. Aujourd’hui, il faut penser autrement la manière d’attacher et de ne pas démotiver les salariés face à l’emploi. Cette manière n’a pas encore été trouvée.
Les interventions non moins intéressantes de Jean-Luc TAVERNIER, directeur général de l’Insee, sur « La crise énergétique et ses conséquences : enjeux pour la statistique publique française », et de Michel HOUDEBINE, directeur de la Dares, sur « La France vit-elle une grande démission ? » sont résumées dans le PV d’AG à lire ici.
Cette présentation avait suscité une nouvelle fois mon admiration, et j’avais voulu approfondir un aspect de sa lecture du monde au coeur de mon mandat syndical CFTC, tout en exprimant ma reconnaissance pour la clarté et la pertinence de ses décryptages, comme l’ont résumé les rédacteurs du procès-verbal de l’AG dans cet extrait:
–Gilles POUZIN, représentant la CFTC, remercie chaleureusement les trois intervenants pour leurs brillantes présentations. Jeune journaliste à L’Expansion, il avait lu, annoté et presque appris par coeur Richesse et pauvreté des nations, qui évoquait une époque aujourd’hui révolue à entendre la démonstration de Daniel Cohen. L’Expansion avait aussi organisé un débat avec Vivian Forrester qui, même si sa démonstration était plus légère sur le plan économique, s’était révélée très pertinente en termes de ressenti et d’intuition avec son ouvrage L’horreur économique. La mondialisation a effectivement fonctionné sur la peur de perdre son emploi, un phénomène bien connu des représentants du personnel pendant les années 2000. Les salariés avaient à l’époque un sentiment de perte totale de contrôle sur la situation. Aujourd’hui, on observe des tensions de recrutement, mais des améliorations du rapport de force entre les travailleurs et les employeurs. Ces deux points l’interpellent en tant que syndicaliste et journaliste. L’approche de la CFTC est centrée sur l’humain. Voilà une vingtaine d’années, la CFTC avait pris une position pour le statut du travailleur dans une conception globale de la personne qui ne se limiterait pas au seul salarié. Toutes les questions actuelles renvoient aussi à cette notion. Le télétravail par exemple n’est peut-être pas si humain que cela. Dans cette mondialisation, une très forte pression des lobbys néolibéraux s’est malheureusement matérialisée pour casser le syndicalisme, mais l’économie numérique a marqué l’arrivée d’une nouvelle forme de syndicalisation des salariés. Dans ce contexte, il s’enquiert du point de vue des intervenants sur le rôle et la place des syndicats pour aider à réinventer une motivation au travail.
–Daniel COHEN reconnaît que dans Richesse et pauvreté des nations, il indiquait que la mondialisation est prise comme un fait en soi alors que la chronique commence par une mondialisation intérieure dans les années 1980, quand commence ce processus de désintégration verticale de la chaîne de valeur, avec un recours à la sous-traitance et un démantèlement des entreprises industrielles. Dans sa thèse, Philippe Askenazy avait montré qu’aux Etats-Unis, le réengineering des entreprises qui consiste à recentrer les entreprises sur leur coeur de métier et d’externaliser tout le reste était intimement corrélé au taux de syndicalisation des entreprises, témoignant de la recherche d’un nouveau rapport de force en mettant en cohérence des segments de la production qui autrefois étaient intégrés dans la chaîne de valeur.
La mondialisation est effectivement marquée par un éclatement de la chaîne de valeur aux quatre coins de la planète, surtout pour l’industrie, mais elle est aussi plus généralement une façon d’organiser le rapport au travail, faite pour désyndicaliser, pour attaquer le rapport de force qui s’était révélé trop favorable aux salariés dans les années 1970. Aujourd’hui, le monde s’est complètement réinventé pour être habité par ce fantasme d’entreprises sans usines et d’usines sans travailleurs. A cet égard, le télétravail est une continuation de l’individualisation croissante des conditions d’existence. Si le télétravail pouvait conduire à une resyndicalisation, cela voudrait dire qu’au bout de cette individualisation croissante des conditions d’existence, comme Durkheim l’anticipait dans De la division du travail social, la solidarité mécanique qui pouvait exister se reconstituerait en la compréhension du besoin de ses vérités organiques. Ce mouvement ne s’est pas produit au cours des 30 dernières années. Pour autant, ce besoin est toujours intimement présent. On peut imaginer, dans un paradoxe incroyable, que la resyndicalisation se produise quand les personnels sont tellement isolés qu’ils ont absolument besoin de refaire société et de faire appel à des structures sociales qui fassent le lien, en proposant des choses auxquelles ils n’ont plus accès dans cette solitude. Il s’agirait d’une formidable nouvelle si elle se confirmait.
– Michel HOUDEBINE précise que les travaux statistiques arrivent sans grande difficulté à faire le lien entre la représentation syndicale, les conditions de travail et les salaires dans l’entreprise.Pour approfondir retrouvez ici tous les documents présentés à l’AG du Cnis du 24/1/2023.
– Jean-Luc TAVERNIER considère que dans une certaine mesure, sur le télétravail, des rapprochements sont possibles entre employeurs et syndicats, car tous deux ont besoin qu’existe un collectif de travail. Dans les bassins d’emploi avec de grands employeurs industriels, la vie sociale s’organisait autour de ces employeurs. Il ne faudrait pas que le télétravail dissipe progressivement ce collectif de travail dans les organisations où il se développe.
Notre confrère Philippe Escande du Monde, par lequel nous avons appris ce matin le décès de Daniel Cohen, lui a consacré un hommage biographique plus complet à lire ici dans Le Monde.