Au-delà de la polémique fiscale, le consultant Philippe Fontfrede est au cœur des relations tendues entre les opérateurs télécom SFR et Bouygues avec leurs distributeurs, boutiques de téléphonie. Deontofi.com l’a rencontré en compagnie de son avocat, maître Olivier Tiquant du cabinet Thréard, défenseur des distributeurs, qui a obtenu d’importantes victoires judiciaires contre les opérateurs télécom et d’autres réseaux commerciaux variés (stations services, enseignes de mode, etc.). Récit.

Victimes de rupture abusive de leur contrat de distribution, des espaces SFR indépendants ont fait condamner l'opérateur à les indemniser comme des salariés (photo © GPouzin).

Victimes de rupture abusive de leur contrat de distribution, des « espace SFR » indépendants ont fait condamner l’opérateur à les indemniser comme des salariés (photo © GPouzin).

Cette histoire commence au milieu de la décennie 1990, quand la téléphonie mobile prend son essor en France. France Télécom, qui vient de perdre son monopole, et ses deux concurrents à l’assaut de ce nouveau marché, SFR et Bouygues, sont dans une phase de lourds investissements pour couvrir le territoire d’antennes-relais, construire le réseau, et recruter des abonnés. La recette consiste à l’époque à proposer des téléphones subventionnés par l’opérateur, avec un engagement d’abonnement lui permettant d’amortir ses frais. Tout cela coûte cher. Investir dans un réseau de distribution de ces téléphones subventionnés par abonnement coûte encore plus cher.

Pour préserver leur trésorerie déjà mise à mal par le déploiement de leurs infrastructures, les opérateurs hypothèquent la rente potentielle que représentent les futures factures de leurs abonnés. SFR et Bouygues proposent des contrats très avantageux, pour inciter des entrepreneurs et commerçants à financer l’ouverture de boutiques de téléphonie (achat du fonds de commerce, travaux, loyers, salaires…).

Pour inciter les commerçants de téléphonie à recruter de nouveaux abonnés, les opérateurs leur versent une commission à chaque ouverture de ligne, et leur promet surtout des rétrocessions futures sur le montant des factures des clients qu’ils auront abonnés. Des boutiques de téléphonie fleurissent alors à tous les coins de rue, contribuant à l’explosion du taux d’abonnement des Français au téléphone mobile, qui passe de 4% en 1996 à 47% en 2000, 70% en 2005 et près de 90% aujourd’hui (Source : CREDOC, enquêtes « Conditions de vie…», cité dans « La diffusion des technologies de l’information et de la communication » (p.28).

En hommes d’affaires avisés, les opérateurs téléphoniques préfèrent partager les coûts que les bénéfices. Entre 2003 et 2005, SFR réalise que les contrats de distribution signés avec ses revendeurs d’abonnements et de téléphones subventionnés lui coûtent cher, et qu’il serait plus rentable d’avoir son propre réseau de salariés, plutôt que de partager ses recettes avec les distributeurs qui ont ouvert ses premiers « Espace SFR ». Une dizaine d’années plus tard, SFR aurait ainsi doté son propre réseau salarié d’environ 500 points de vente, via les sociétés SFD et 5/5.

De l’autre côté, l’opérateur dégraisse discrètement son réseau d’indépendants. Ils ne seraient plus que 300, sur la base du total de 800 points de vente revendiqué par SFR à l’occasion de sa vente à Numéricable.

Philippe Fontfrede revendique le droit à une indemnité de rupture abusive pour les distributeurs indépendants évincés par SFR (photo © GPouzin).

Philippe Fontfrede revendique le droit à une indemnité de rupture abusive pour les distributeurs indépendants évincés par SFR (photo © GPouzin).

Et encore, il n’en resterait peut-être qu’à peine 250, selon l’estimation de Philippe Fontfrede au regard des fermetures en cours ou en préparation. Pour se débarrasser d’un « Espace SFR » indépendant, on ne renouvelle pas son contrat, ou on ouvre un « Espace SFR » salarié à deux pas d’un « Espace SFR » sous contrat… qui n’a pas d’exclusivité territoriale. Des dizaines de litiges naissent à l’occasion des coups bas de SFR pour se réapproprier son réseau à moindre coût.

Maître Olivier Tiquant est un spécialiste de ce type d’affaires. Depuis quinze ans, il est l’avocat de nombreux distributeurs contre leurs têtes de réseaux. Avec ses clients, dont Philippe Fontfrede, il a dû affronter l’acharnement de Vivendi SFR pour étouffer cette rébellion. Maître Frédéric Michel, rencontré par Deontofi.com dans le cadre de l’affaire Altran dont il défendait une victime, est aussi l’avocat de plusieurs distributeurs confrontés à la hargne de l’opérateur.

Sur le fond, ils n’arrêtent pas de remporter des victoires judiciaires significatives contre Vivendi SFR. Mais sur la forme, la multinationale ne recule devant rien pour épuiser ses adversaires en leur mettant des bâtons dans les roues.

En justice, les magistrats ont plusieurs fois reconnu la réalité des préjudices causés aux distributeurs, en condamnant SFR à leur verser les indemnités qui leur étaient dues, dans le contexte de ces ruptures abusives et de leur statut totalement dépendant de la domination de l’opérateur.

« J’ai obtenu que des salariés d’un Espace SFR indépendant soient indemnisés comme des salariés de SFR », affirme leur avocat Maître Frédéric Michel (photo © GPouzin).

«J’ai réussi à faire juger que ses commerçants indépendants sont en réalité gérants succursalistes de SFR et à ce titre salarié de SFR, explique maître Frédéric Michel. A ce jour, cinq arrêts de la Cour de cassation ont été rendus, tous en faveur des distributeurs. Des Cours d’appel telles que Paris, Lyon ou Versailles, reconnaissent aussi le statut. Mais il y a plus, j’ai obtenu aussi que les propres salariés de ces gérants qualifiés de gérant de succursale, soient aussi reconnus comme salariés de SFR » (lire ici le dernier arrêt de Cassation du 12 février 2014 condamnant SFR).

Les décisions de la Haute Juridiction ayant une valeur de jurisprudence particulièrement marquée, le quotidien Libération leur avait même consacré un article expliquant que « Deux décisions de la Cour de cassation (…) favorables aux patrons de boutiques SFR, mettent à nouveau sous le projecteur les pratiques de l’opérateur » (lire Libération du 10 novembre 2008).

Sur le terrain, SFR met pourtant le paquet pour que la rébellion, confortée par ces victoires, ne se propage pas comme une traînée de poudre chez ses distributeurs éconduits ou en train de l’être.

Dès le mois de juin 2010, Philippe Fontfrede s’était plaint qu’au cours d’une conversation téléphonique portant sur leurs différends avec Frank Cadoret, directeur général de SFR, ce dernier aurait tenté de l’intimider d’un ton menaçant, pour le dissuader de poursuivre ses procédures contre l’opérateur. A défaut d’enregistrement, la gendarmerie avait accepté que le consultant dépose une main courante après cet incident, sur la foi d’un courriel confirmant leur échange.

Quelques jours après sa médiatisation de la jurisprudence de Cassation, confortant les droits des distributeurs éconduits par SFR, l’opérateur a ensuite déposé, le 17 février 2011, une assignation en justice de 250 pages contre Philippe Fontfrede, « pour des raisons futiles », selon son avocat maître Tiquant, puisqu’elle porterait sur une soi-disant « utilisation abusive de ligne portable SFR ». Bien qu’elle soit « vide de sens », selon le consultant, cette procédure leur fait perdre beaucoup de temps : en trois ans ils en seraient à leur 16ème audience de renvoi, devant le juge de proximité de Vienne, dans l’Isère.

Confondant peut-être les rôles, SFR et son DG auraient aussi déposé une plainte pénale contre le « harcèlement » que leur ferait subir un autre distributeur SFR luttant contre les abus de l’opérateur ! Le parquet l’a classée sans suite. Mais SFR s’est constituée partie civile et, par l’entremise de son avocat maître Lombard, a demandé et obtenu, d’un juge de Montauban, une mise en examen de cet autre distributeur SFR. En défense de son client, maître Olivier Tiquant a dû saisir la chambre de l’instruction de Toulouse, pour faire annuler cette absurde procédure « sans raison ni charge suffisante ».

Le culot judiciaire de l’opérateur ne s’arrête pas là. Sûr de sa conception extravagante de la justice, SFR n’hésite pas à s’attaquer directement aux avocats des distributeurs qui l’ont mouché en justice, en les poursuivant pour « démarchage illégal » ! Autant de procès perdus par SFR, la justice n’étant pas dupe de cette instrumentalisation grotesque. Déjà il ne s’agit pas de « démarchage d’avocat », ensuite ce n’est plus illégal, la loi française étant en passe d’autoriser le démarchage d’avocats pour se conformer à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 avril 2011 (affaire C119/09).

à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 avril 2011 (Affaire C-119/09
En savoir plus sur http://www.village-justice.com/articles/demarchage-avocats-enfin-autorise-merci,15271.html#bSH7wEb1CGf6DY4m.99
La fin de la prohibition du démarchage pour les avocats vient d’être adoptée par le Sénat le 13 septembre 2013.
En savoir plus sur http://www.village-justice.com/articles/demarchage-avocats-enfin-autorise-merci,15271.html#bSH7wEb1CGf6DY4m.99

Qu’importe d’avoir raison ou tort, quand on est comme le pot de fer contre le pot de terre, capable de payer des armées d’avocats pour empêcher ses victimes de faire valoir leurs droits. Ce n’est pas très éthique, mais assez efficace et même très tentant pour certains dirigeants : sans débourser un centime de leur poche, ils peuvent dépenser des millions en frais judiciaires avec l’argent des autres !

Une partie de poker menteur se joue au procès en appel de l'ex-patron de Vivendi, en novembre 2013, devant la 5ème chambre de la Cour d'appel de Paris.

Une partie de poker menteur se joue au procès en appel de l’ex-patron de Vivendi, en novembre 2013 : Vivendi qui se présente comme une victime a dépensé un quart de milliard d’euros, selon son président JR Fourtou, pour échapper à ses responsabilités.

Dans le cas de Vivendi, par exemple, « on sait qu’au printemps 2010, les frais d’avocat de J2M refacturés par King & Spalding à Vivendi s’élevaient 173.000 dollars par mois en moyenne…», révèle notre confrère Jamal Henni, journaliste à BFM TV, dans son article « Exclusif: accord secret entre Vivendi et Jean-Marie Messier » : « Au total, les frais de procédure déboursés par Vivendi dans cette class action (essentiellement pour payer les propres avocats du groupe) ont été chiffrés à 250 millions d’euros par le président du conseil de surveillance Jean-René Fourtou ».

On ne sait pas si ce quart de milliard de dépenses juridiques incluait une contribution aux frais engloutis par les alliés de Vivendi, pour l’aider à réduire l’indemnisation de ses victimes dans le cadre de la class action américaine sur ses fraudes boursières. Pour empêcher les résidents français de participer à ce procès, l’Etat français était lui-même intervenu auprès de la justice américain, en payant le cabinet Shearman & Sterling, dans une affaire similaire, afin d’infléchir la décision de la Cour suprême américaine. L’Association française des entreprises privées (Afep), qui réunit tout le Gotha du CAC 40, et le Medef, piloté par les mêmes pouvoirs, avaient aussi puisé dans leur tirelire pour plaider implicitement la cause de Vivendi dans la « décision Morrison ». Des informations fiables, publiées dans Les Echos sous la plume de deux avocats : Pierre Servan-Schreiber, inscrit aux barreaux de Paris et New York, et Olivier Boulon, du cabinet Skadden, Arps, Slate, Meagher & Flom LLP.

Qu’il s’agisse d’empêcher les actionnaires de faire valoir leurs droits objectivement bafoués, ou d’empêcher les distributeurs de faire reconnaître leur statut de salarié afin d’obtenir l’indemnisation de leur rupture de contrat, les grandes entreprises comme Vivendi et son ex-filiale SFR ont encore les moyens d’imposer la loi du plus fort.

Ce n’est pas moral, mais notre justice rend malheureusement cet incivisme économiquement rentable. Les manœuvres dilatoires, recours abusifs, dénonciations calomnieuses et autres diversions judiciaires, procurent d’abord une économie immédiate aux coupables, par rapport à la reconnaissance et l’indemnisation de leurs fautes. Ensuite, l’argent englouti en frais de procédure permet de gagner des années de trésorerie avant de débourser la moindre indemnisation, parfois après plus d’une décennie de procès. Enfin, les procès abusifs des grandes entreprises contre leurs victimes ne les exposent à aucune sanction dissuasive, tout au plus quelques discrètes condamnations pour dénonciations calomnieuse, comme dans le cas d’Altran. Le comble, en terme de déontologie financière, est de voir ces mêmes entreprises dépenser autant pour échapper à leur culpabilité que pour auto-promouvoir leur image, soi-disant socialement responsable !

 

6 commentaires

  1. Jonathan R., le

    Et la purge SFR n’est pas prête de se terminer.
    Au 1er janvier 2017, les distributeurs indépendants ayant des boutiques multi-opérateurs, ne pourront plus commercialiser les offres et produits SFR. La perte de ce contrat SCD va engendrer une perte de chiffre d’affaire d’environ 70% pour ces boutiques de proximité.
    La Ministre du travail, le Président de la République et l’AFP ont été mis au courant de ce drame social imminent par l’envoi d’un courrier recommandé que je leur ai personnellement adressé car étant commerçant et distribuant SFR dans ma boutique de téléphonie mobile. Ces courriers sont restés lettres mortes… Les enjeux financiers doivent être sacrément importants pour que nos plus hautes instances ne daignent pas se préoccuper de cela. Rien que pour la franchise dont je fais parti, ce sont environ 150 magasins qui vont finir par mettre la clef sous la porte et devoir licencier bon nombre de salariés. Si nous rapportons cela au nombres d’enseignes indépendantes distribuant SFR, ce sont DES MILLIERS d’emplois qui sont menacés. A l’heure où nos politiques font du chômage et de la croissance économique de la France un cheval de bataille, il est ahurissant de constater qu’ils restent totalement passifs aux alertes lancées.

  2. Philippe Fontfrede, le

    Est il moral de détruire ceux qui ont fait votre richesse ? D’abord de quelles richesses parle t on ? Pas de l’essentiel, les hommes et leurs compétences. Capables d’innover. En quoi les dirigeants salaries de vivendi sfr sont ils a la hauteur du formidable travail fait par les patrons de PME accompagnes de leurs Salaries, leurs propres Distributeurs ?. L’histoire ne retiendra d’eux qu’une image incompétente face à l’arrivée d’un nouveau modèle et avide de profits a court terme. Et sûrement pas celle de capitaines d’industrie. Mais d’ici la, vivendi sfr devra assumer… L’histoire vous rattrape toujours.

  3. JR GIROUSSENS, le

    Article complet dans son ensemble, il faut rajouter que dans les cadres des procédures, toutes les affaires vont en cassation, SFR n’aimant pas perdre.Par contre les Tribunaux de Commerce donnent toujours raison à SFR,ils parlent d’abonnés et les distributeurs de clients qui sont devenus des abonnés après la vente d’un terminal.

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