Bien connu dans le milieu de la gestion d’actifs, et plus précisément pour son enthousiasme à promouvoir l’investissement socialement responsable, Philippe Zaouati exerce aussi son talent de conteur à travers ses fictions. « Applaudissez-moi » est son quatrième roman, en plus d’une poignée d’essais, sans compter d’innombrables rapports.
Dans ce court récit d’à peine 130 pages, d’une lecture agréable et distrayante, il imagine les pérégrinations d’un directeur de société de gestion expert en investissement climatique, dont la vie et le parcours sortent un peu des rails, à la faveur du 1er confinement, au printemps 2020. En principe, rien à voir avec la vie de l’auteur, puisqu’on vous dit que c’est une fiction. Néanmoins, les réflexions partagées par Philippe Zaouati jettent un éclairage instructif sur les états d’âme que peuvent avoir les cadres de la finance animés des meilleures volontés pour changer le monde. L’expérience personnelle de son personnage est aussi le support d’émotions et de situations à la résonance universelle.
Morceaux choisis
« Les hasards trop évidents sont toujours des illusions, ou des mensonges », annonce le héros d’entrée de jeu.
Il nous explique le travail de VRP des patrons de gestion qui courent de congrès en conférences, pas seulement pour y faire des présentations « powerpoint » et en écouter d’autres, mais surtout pour faire des affaires entre deux portes.
« J’avais le projet de lancer un fonds d’investissement spécialisé dans l’usage des nouvelles technologies au service de la nature. (…) Le congrès d’Hawaï était l’opportunité de détecter les entreprises innovantes dans lesquelles je pourrais investir, mais surtout de rencontrer en quelques jours tous les bailleurs de fonds de la planète, gouvernements, banques publiques de développement, fondations, philanthropes, une foule de personnes très importantes qui ne cessaient de rappeler l’urgence d’agir et qui imposaient des procédures d’une durée minimum de trois ans pour attribuer le moindre dollar de subvention » (p.20).
Voyages d’affaire et amnésie financière
A travers une anecdote, il nous laisse entrevoir l’attachement aux voyages d’affaire qui ne devraient pas tarder à reprendre quand le ciel s’ouvrira de nouveau : « j’ai pris la décision de suspendre les déplacements professionnels chez Revolution. J’ai reçu des dizaines de messages de mes collaborateurs m’expliquant l’importance stratégique d’un aller-retour à Milan ou d’un voyage d’une semaine en Californie et me priant de faire une exception ».
Comme d’autres n’ont jamais connu l’inflation, il côtoie une génération de financiers n’ayant encore jamais connu la crise. « La plupart de mes collaborateurs étaient des trentenaires qui n’avaient connu la crise des subprimes qu’à travers les business cases des écoles de commerce ou leurs mémoires de fin d’études », observe-t-il (p.27).
Justifications a posteriori
Philippe Zaouati nous fait vivre le vertige qui s’empare souvent des financiers face au vide, à travers le krach boursier, certes éphémère, de début mars 2020 : « La situation était désastreuse. Des milliards de dollars partis en fumée en une seule journée. Face à un tel événement extrême, la myopie des marchés s’aggrave. Il n’y a plus de perspectives, plus de fondamentaux, plus de long terme, l’horizon se raccourcit ». (p.29)
Surtout, il nous divertit avec un inventaire d’explications a posteriori pour justifier le passé, comme les commentateurs des marchés savent si bien nous en abreuver : « J’avais compris depuis longtemps que les marchés financiers étaient comme les voies du ciel, impénétrables. Chaque matin, j’écumais les oracles des gourous du Wall Street Journal et du Financial Times. J’écoutais les prévisions des économistes, des journalistes, et de tous ceux de plus en plus nombreux qui confondent ces deux métiers, sur les chaînes d’information en continu. C’était le royaume des Cassandre. Les uns alertaient sur les risques géopolitiques, les autres agitaient le spectre d’une troisième guerre mondiale, pointant tantôt du doigt les missiles coréens, tantôt les velléités expansionnistes iraniennes. La plupart s’inquiétaient de la montagne de dette publique et privée qui s’accumulait dans toutes les économies de la planète, de la croissance incontrôlée du volume des crédits aux étudiants américains, de la fragilité endémique du secteur bancaire chinois, de la guerre commerciale de moins en moins larvée entre l’Oncle Sam et l’Empire du Milieu. Chacun avait son dada ou son tropisme… » (p.31).
Impressions de confinenement
Il nous renvoie aussi à l’universalité de nos isolements subis : « Il est si facile de s’isoler des autres quand ce sont les autres qui s’isolent de vous. Nous étions tous devenus des pestiférés. Une baguette magique m’avait fait disparaître sans que j’ai eu besoin de bouger de chez moi. Malheureusement, comme toute jouissance, c’était un leurre. Le refuge du silence ne menait nulle part. J’entrais dans une zone dangereuse, un néant mental, une situation dépressionnaire, propice aux vents violents et aux précipitations » (p.43).
Il nous montre comment un cadre hyper connecté peut vouloir se débrancher, même si ce luxe n’est pas à la portée de tous : « Le virus se répandait au dehors et me rongeait de l’intérieur. J’avais besoin de me protéger. J’ai employé la seule stratégie que je connaisse dans ces instants d’adversité, le claquage de porte, c’est depuis toujours le plus efficace de mes gestes barrières » (p.44).
« En réalité, ce n’était qu’un détachement factice. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que la liberté ne consiste pas à fuir, mais à s’ancrer, à ressentir la présence de soi. Il était trop tôt, j’étais empêtré dans ma crise existentielle. Je ne pensais qu’à me purifier, à faire disparaître la tâche qui me collait à la peau, celle de la richesse sans but, débordante et abjecte », confie notre héros en se remémorant sa démission des salles de marché après la crise de 2008 (p.61).
Incursions dans la finance verte
Il nous entraîne ensuite à la découverte de la finance climatique, à travers différentes évocations. « En 2008, il participa à la création de l’initiative REDD+, un mécanisme de financement international qui visait à lutter contre le réchauffement climatique provoqué par la déforestation et la dégradation des forêts. » (p.68)
« Lorsqu’un état du Sud, en Afrique ou en Amérique latine, s’engage à protéger ses forêts et respecte les procédures de suivi et de vérification qu’on lui impose, alors les pays du Nord sont prêts à leur donner une valeur. Autrement dit, on paie les pauvres pour les récompenser de préserver leurs arbres. » (…)« Cela ressemble à un financement structuré avec pour sous-jacent des tonnes de carbone stockés dans des forêts. Ce sont des fonctionnaires de l’ONU qui ont inventé ça ? » (p.70)
Mais il nous fait aussi partager quelques enjeux de cette lutte contre le réchauffement climatique: « le concept d’approche paysagère consiste à appréhender un territoire dans sa globalité, comme un écosystème, avec des zones agricoles et des forêts à préserver. J’ai découvert que le carbone ne s’accumule pas seulement dans les arbres, mais aussi dans le sol, et que les humains dégradent chaque année douze millions d’hectares de terre sur la planète. J’ai entendu parler pour la première fois de déforestation importée, un concept utile qui renversait la culpabilité. Ce qui causait la déforestation, ce n’était pas l’inconscience des fermiers indonésiens, africains ou brésiliens, c’était le modèle alimentaire des européens et des américains, l’agriculture intensive, la monoculture d’exportation, les immenses plantations de soja qui servaient à nourrir le bétail des pays riches » (p.72).
Business as usual des élites immuables
C’est l’occasion de relativiser le rôle du « financier responsable » : « Je ne suis pas devenu du jour au lendemain un activiste du climat et de la biodiversité, encore moins un illuminé de la décroissance. J’ai simplement appris à traduire le langage de l’écologie et celui de la finance » (p.73).
Et de résumer comment on crée une société de gestion prospère en trois étapes : « j’établissais à l’île Maurice un premier fonds d’investissement spécialisé dans les forêts. Le succès est arrivé vite. J’ai repris contact avec mes anciens collègues à Londres et à Paris, j’ai embauché des gérants, des analystes, des commerciaux. Nous avons convaincu nos premiers investisseurs, quelques philanthropes nord-américains et une banque de développement européenne » (p.73).
Philippe Zaouati nous montre aussi les limites de la finance verte pour changer le monde : « Il m’a fallu du temps pour comprendre que je servais d’alibi à un système qui ne subsiste qu’en persistant dans ses errements, que je servais d’alibi au « business as usual ». Nos élites ont compris que la meilleure façon de conserver richesse et pouvoir, c’est de contrôler leurs détracteurs. La méthode est rodée, elle consiste à laisser aux activistes une juste place, suffisamment pour qu’il y ait une illusion de changement, pas assez pour que la course du monde en soit réellement modifiée » (p.74).
A travers le portrait d’un financier « rebelle », il nous rappelle aussi l’impossibilité de casser le moule : « Je parle haut, j’exprime mes convictions avec trop de force, je ne respecte pas la prééminence sociale des dirigeants de ce monde. Je n’ai même pas recherché leur amitié ou leur soutien. Mais, le plus grave à leurs yeux, c’est que j’ai l’outrecuidance de remettre en cause l’ordre établi, non pas en faisant la révolution, mais en essayant de bâtir un écosystème différent. Ça, ils ne me le pardonnent pas, parce que je combats sur leur terrain » (p.76). « Je ne crois pas qu’il existe une organisation secrète dont le dessein soit de contrôler le monde. La réalité est bien pire, nous vivons dans une société de caste » (p.77).
Le stress du confinement et son cortège de dérèglements n’est jamais loin. « La nuit, le sommeil venait difficilement. Il m’arrivait de me réveiller vers deux ou trois heures du matin, avec des sueurs froides, les yeux enfoncés dans les orbites et renâclant à se rouvrir, la gorge gonflée, la respiration bloquée, comme si un menhir me transperçait l’estomac et le dos. J’ai augmenté ma dose de somnifères, mais l’effet du remède fut presque pire que le mal. Dans la journée en revanche, l’abattement s’est installé. Un engourdissement du corps et de l’âme, de grandes plages de calme et de volupté » (p.101).
Le monde d’après en otage des idées d’avant
Philippe Zaouati nous fait aussi sourire en décrivant le « monde d’après » et son cortège de penseurs aux idées recyclées : « Pour la majorité des auteurs, le monde d’après le coronavirus ne pouvait pas être identique au monde d’avant. Le choc était existentiel, il exigeait de revoir en profondeur le logiciel humain, notre façon de manger, de consommer, de travailler, de produire, de voyager, de partager, de commercer, de gouverner, d’habiter le monde » (…)
« Après avoir digéré la centième envolée lyrique d’un de ces tribuns décrivant la terre promise du haut de leur promontoire, j’ai senti la supercherie. Ces idées neuves sentaient le recyclage à plein nez. Ceux qui ne juraient que par la décroissance devenaient plus décroissants, les ultra-libéraux détestaient encore un peu plus l’Etat providence, coupable de l’impréparation sanitaire et de la déroute de l’hôpital public, les dirigeants des équipes de football donnaient leur avis sur la pertinence de reprendre ou non les matchs du championnat et leurs avis variaient en fonction de leurs places au classement provisoire. Les patrons soutenaient que les employés devraient travailler plus une fois la crise passée, pour rattraper le temps perdu. Les euro-sceptiques pointaient du doigt les insuffisances de l’Union Européenne, alors que les pro-européens en appelaient à une Europe de la santé. Tous se rejoignaient sur une chose : ils avaient raison depuis toujours. Les médecins ont négligé l’un des principaux symptômes de ce coronavirus : il fait gonfler les égos comme des baudruches. » (p.111-112).
Il nous invite à l’humilité : « J’étais revenu au point de départ. Aucun espoir n’était permis. Le verre n’était même pas à moitié vide. Michel Houellebecq avait raison, le monde d’après serait celui d’avant, en pire ». Et ponctue son scepticisme d’espoir, en citant Antonio Gramschi, philosophe fondateur du parti communiste italien : « Le pessimisme de l’intelligence n’exclut pas l’optimisme de la volonté » (p.112).
L’intrigue servant de fil conducteur pour partager ces impressions de confinement, et réflexions sur la finance verte, est un prétexte léger. Heureusement, notre héros reste politiquement correct et sauve la morale de son histoire, grâce à son esprit « Robin des bois ». Mais on n’en dira pas plus, pour ne pas gâcher aux lecteurs le plaisir de découvrir ce petit livre qui ne peut faire que du bien.
Pour en savoir plus:
« Applaudissez-moi », de Philippe Zaouati, éditions Pippa, septembre 2020, 136 pages, 15 euros