Alors que les activités financières connaissent une croissance exponentielle de plus en plus déconnectée de la réalité économique, notamment avec le hold-up du trading à haute fréquence, une chercheuse réputée aide les citoyens et décideurs à prendre l’ampleur de ce phénomène pour en appréhender les dangers. (photo © GPouzin)

Prenons un peu de recul. La croissance exponentielle des activités financières est-elle bonne pour l’économie, ou menace-t-elle l’espoir d’une croissance équilibrée à long terme ? Chercheuse en finance, maître de conférence à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et conseillère éditoriale au Centre d’études prospectives et d’informations internationale (CEPII), Jézabel Couppey-Soubeyran nous éclaire sur ces questions. Auteur d’ouvrages économiques aux qualités pédagogiques étayées par des connaissances aussi pointues que pertinentes sur ces matières complexes, Jézabel Couppey-Soubeyran avait publié il y a deux ans l’excellent livre « Blablabanque. Le discours de l’inaction » (Ed. Michalon, sept. 2015), qui décortiquait efficacement les arguments des lobbies bancaires pour dénigrer toute tentative de réglementation. Deontofi.com republie la contribution qu’elle avait notamment confiée à la Revue Banque avant l’élection présidentielle.

La régulation financière : un sujet économique et citoyen
par Jézabel Couppey-Soubeyran (première publication février 2017)

Nos gouvernants ont-ils pris la (dé)mesure de la déconnexion entre la sphère financière et la sphère réelle ?

En l’espace de quelques décennies, la sphère bancaire et financière a connu une croissance vertigineuse. Et si la crise financière enclenchée en 2007-2008 l’a quelque peu ralentie, elle n’a pas pour autant inversé la tendance. La crise n’est pas forcément le moment de destruction-créatrice qu’on aurait envie qu’elle soit. Or, il est à craindre que nos gouvernants comme les autorités de régulation n’aient toujours pas pris la mesure du poids excessif des banques et des marchés financiers, et surtout du fait que la sphère qu’ils constituent n’est plus guère reliée à l’économie réelle sinon pour les dommages qu’elle lui inflige au terme des crises qui ponctue le cycle financier.

Plusieurs rapports ont illustré à quel point le poids de la finance est devenu totalement démesuré par rapport à celui l’économie réelle. Ces rapports émanent des autorités les plus sérieuses, dont les alertes ne visent pas à l’insurrection populaire mais bien à guider l’action publique en matière de régulation financière. S’agissant des banques, le groupe d’experts présidé par Erkki Liikanen en 2012 comme le Conseil européen du risque systémique en 2014 ont montré que les grandes banques de l’Union européenne pèsent chacune, en taille de bilan, à peu près l’équivalent du PIB de leur pays d’origine, que le total de bilan du secteur bancaire dans les pays européens pèsent plus de 4 fois le PIB en France, aux Pays-Bas, au Danemark, plus de 3 fois au Espagne, au Portugal, en Allemagne, en Belgique. Les chiffres du FSB montrent quant à eux que les trente banques systémiques mondiales (dont quinze en Europe et quatre en France) pèsent l’équivalent de la dette publique mondiale (quelques 50 000 mds de dollars). Les rapports de la Banque des règlements internationaux montrent qu’il s’échange chaque année sur le marché des changes environ soixante-cinq fois le montant des transactions commerciales. Les données de la World Federation of Exchange croisées avec celle d’Euronext montrent que les transactions sur actions ont augmenté de 2000% entre 1990 et 2010. En France, par exemple, au cours des 25 dernières années, les transactions sur actions ont été multipliées par 25 quand il n’est pas une seule conférence sans que les représentants du secteur bancaire ne s’inquiètent d’une éventuelle taxation des transactions financières qui, d’après les études disponibles, réduirait les volumes de transactions de seulement 10% à 20%1.

« Blablabanque. Le discours de l’inaction » Jézabel Couppey-Soubeyran (Ed. Michalon, sept. 2015)

Cette finance à la croissance effrénée profite-t-elle à la croissance économique ? La réponse qui se dégage des travaux récents2, notamment ceux menés à la Banque des règlements internationaux et au Fonds monétaire international, est négative, car lorsqu’on laisse libre cours au cycle financier, ses mouvements se déconnectent de ceux du cycle des affaires et sont ponctués par des crises qui plongent l’économie réelle dans la dépression et qui handicapent son potentiel de croissance pour l’avenir. Néanmoins, il n’est pas inutile de rappeler que la vision qui prédominait jusqu’à la crise était celle d’une relation simple et positive entre finance et croissance. Peu d’économistes se sont interrogés, avant que la crise ne les y obligent, sur la possibilité d’un effet de seuil : jusqu’où la finance est-elle un moteur de la croissance économique, l’est-elle indéfiniment ? A la question ainsi posée, la réponse semble évidente et, pourtant, la première étude empirique mettant clairement en avant un seuil à partir duquel le développement financier devient préjudiciable à la croissance date de 20123. Ce seuil (évalué à partir d’un ratio d’environ 110% entre crédit et PIB – ce qui au passage constitue une mesure assez restrictive du développement financier) était partout dépassé aux Etats-Unis comme en Europe avant la crise, et il l’était encore après. Malgré cela, la régulation continue d’être pensée et commentée comme s’il fallait considérer la contraction du secteur bancaire et financier comme un problème, comme si le renforcement de la réglementation des banques et des marchés allaient casser la croissance et l’emploi, alors que ce sont précisément les débordements du secteur bancaire et financier qui sont en grande part responsables de cette casse en plongeant les économies dans une dépression profonde dont elles peinent à sortir. Pour se relever et avancer sur le chemin d’une croissance soutenable, nos économies ont aujourd’hui besoin d’une sphère bancaire et financière moins grosse et reconnectée à elles, au service du financement de l’investissement productif.

Pourquoi ne voit-on pas s’exprimer une plus grande exigence de régulation financière ?

Ce qui est au fond très paradoxal, c’est qu’il n’émane pas davantage, de la part des citoyens et des pouvoirs publics censés les représenter, une plus forte demande de régulation financière. Certes, des réformes ont été menées en réponse à la crise, Bâle 3 au niveau international, Dodd-Frank aux Etats-Unis, l’Union bancaire en Europe, réforme Vickers au Royaume-Uni, etc. Toutes vont plutôt dans le bon sens pour renforcer la solvabilité des banques, c’est-à-dire leur capacité à absorber des pertes éventuelles, améliorer leur liquidité pour faire face à une éventuelle rupture sur les marchés interbancaires, mobiliser les créanciers en cas de défaillance plutôt que les contribuables, renforcer l’organisation des dispositifs de supervision, etc. Mais aucune de ces réformes n’est achevée, toutes les dispositions ne sont pas encore entrées en application, certaines ont même été assouplies (comme le ratio de liquidité LCR dans Bâle 3 ou encore le ratio de levier) et, pourtant, il semblerait que cette phase touche déjà à sa fin. La Commission européenne entend plutôt favoriser un retour au « calme législatif » en la matière4 – ce qui, en clair, signifie pas d’approfondissement des réformes en cours voir leur infléchissement, tandis qu’aux Etats-Unis le message de Donal Trump est on ne peut plus clair : il compte défaire les lois Dodd-Frank et a déjà signé deux décrets en ce sens.

La rhétorique anti-réglementation des banques, décortiquée par Jézabel Couppey-Soubeyran, avec l’éclairage des travaux du sociologue et économiste Albert Hirschman sur les discours réactionnaires.

En France, plus particulièrement, la campagne présidentielle ne place guère la régulation financière au cœur des débats. Certes, on dénombre quelques propositions, dont certaines assez convergentes, dans les programmes de Benoît Hamont, de Yannick Jadot, et de Jean-Luc Mélenchon. Il s’agit notamment de mettre la finance au service de la transition écologique, de mettre en place un pôle public bancaire, de séparer les activités de banque de détail et de banque d’investissement, de contrôler la taille des banques, de pénaliser les paradis fiscaux, de renforcer les ratios prudentiels. Mais les banques et la finance sont, en revanche, absentes des mesures phares de François Fillon. Serait-ce parce qu’on touche là à un sujet plus politique qu’économique, auquel la gauche serait plus sensible que la droite ? Le positionnement en la matière d’Emmanuel Macron et les propositions récentes du Front National tendent à infirmer une telle interprétation. Bien que le programme économique d’Emmanuel Macron n’ait pas encore été communiqué, ce dernier a déjà déclaré vouloir « clairement rouvrir le sujet de la régulation bancaire au niveau européen »5. Non pas pour renforcer la régulation existante, mais au contraire pour « traiter les effets contreproductifs découlant de la régulation de Bâle 3 ». Ce discours est aussi celui du secteur bancaire et de ses représentants, qui dénoncent une « inflation réglementaire » qui mettrait en péril le financement de l’économie. Le Front National considère, au contraire, que « réglementer la finance et les banques est devenu essentiel pour notre économie », mais en soutenant que la question doit être traitée à une échelle strictement nationale, faisant fi de la dimension globale des grandes banques internationales listées par le Conseil de stabilité financière. Dans cette optique, figure parmi les « 144 engagements présidentiels » de Marine Le Pen l’abrogation de la directive européenne sur l’Union bancaire. Le Front National entend toutefois remettre la finance au service de l’économie réelle en « libérant l’accès au crédit pour les petites et très petites entreprises grâce à des taux préférentiels sous la supervision de la Banque de France » (proposition 49). Bref, l’intérêt pour le sujet ne se réduit donc absolument pas à un clivage (extrême) droite / (extrême) gauche. C’est un sujet éminemment économique, sur lequel d’ailleurs les études abondent depuis la crise. Les travaux ne manquent plus sur les mesures à mettre en place pour rendre les banques plus solides, pour réguler l’amplitude du cycle financier dont le point de retournement coïncide souvent avec une crise systémique. La Banque des règlements internationaux (BRI), qui fut l’une des rares institutions internationales à l’avant garde de ces problématiques, produit, depuis plusieurs années, des travaux à même de guider la décision publique sur ces questions.

C’est bien davantage la volonté politique qui fait défaut, ainsi que l’élan citoyen qui pourrait la renforcer. Pourquoi les citoyens ont-ils tant de mal à s’approprier le sujet ? Parce qu’il est extrêmement technique et que cette complexité est souvent utilisée, par ceux à qui profite le statu quo, comme paravent pour couper court au débat. Le débat est souvent confisqué par des experts parmi lesquels officient bon nombre de représentants des intérêts du secteur bancaire, qui ont davantage à cœur de préserver les profits du secteur bancaire que les progrès de la régulation financière. Les arguments mobilisés sont ceux de la rhétorique réactionnaire classique6, tels que « l’effet pervers » que la réglementation aurait fatalement sur la stabilité financière, « l’inanité » de dispositions qui finiraient toujours par être contournées ou qui se heurteraient à la complexité du système financier, la « mise en péril » du crédit ou du financement par les règles prudentielles. Aussi mal fondés soient-ils, ces arguments sont parvenus à opérer une véritable capture intellectuelle parmi nos gouvernants. Ce sont ceux qui ont ralenti le cours des réformes, en ont réduit le contenu et qui aujourd’hui sont mobilisés (très explicitement par Donald Trump) pour les défaire. Alors que la dérégulation financière est amorcée aux Etats-Unis et que l’Europe aura vite fait de leur emboîter le pas, il est urgent que les citoyens se réapproprient la question de la régulation financière : il en va de la stabilité économique de leur pays que les crises bancaires et financières mettent à mal, de leur emploi que ces mêmes crises détruisent, et de leur capacité à entreprendre, investir, innover, que les excès de la finance finissent par annihiler.

1 Voir G. Capelle-Blancard et H. Havrylchyk, »Taxer les transactions financières n’a pas d’incidence sur la volatilité du marché », La Lettre du Cepii N° 331 – 26 mars 2013: http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2013/let331.pdf. Voir aussi « La taxation des transactions financières : une vraie bonne idée » par G. Capelle-Blancard, Autorité des marchés financier, document à paraître.

2 Voir autour de ces questions le portail Vox eu du CEPR : « Has finance gone to far ? » http://voxeu.org/article/has-finance-gone-too-far

3 J-L. Arcand, E. Berkes et U. Panizza, 2012, « Too Much Finance ? », Working paper n°12/161, FMI (juin 2012).

4 Jonathan Hill avait été très clair dans son discours de mai 2016 peu avant le vote du Brexit (http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-16-1788_fr.htm). Sa démission ne semble pas avoir changé la donne en la matière.

5 « Emmanuel Macron veut rouvrir le sujet de la régulation bancaire au niveau européen », janvier 2015 (https://www.easybourse.com/financieres/article/29536/emmanuel-macron-veut-rouvrir-sujet-regulation-bancaire-niveau-europeen.html)

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