Si tous les actionnaires avaient les mêmes informations aussi vite que les clients de certains analystes financiers privilégiés, ils pourraient choisir comme eux, de vendre leurs titres avant la baisse. Pour éviter cette différence de traitement, l’information à deux vitesses est interdite par le Code boursier, mais jusqu’ici peu contrôlée. En sanctionnant trois excès d’information à deux vitesses de l’équipementier automobile Faurecia, le gendarme de la Bourse semble avertir que ces infractions seront, à l’avenir, moins tolérées.

Faurecia présent au Mondial de l'automobile d'octobre 2014 parmi les grandes enseignes du secteur. C'était deux  mois avant que ne tombe la sanction de l'AMF ( photothèque Faurecia)

Faurecia présent au Mondial de l’automobile d’octobre 2014 parmi les grandes enseignes du secteur. C’était deux mois avant que ne tombe la sanction de l’AMF (photothèque Faurecia)

Un pan entier de la réglementation boursière semble régulièrement bafoué par des stratagèmes de communication financière, en matière d’avertissement sur les résultats (profit warning). C’est la principale observation que l’on peut tirer des reproches de l’Autorité des marchés financiers (AMF) contre l’équipementier automobile Faurecia et son PDG, Yann Delabrière. Certes, le responsable des relations investisseurs rappelle les règles de déontologie financière, avec fermeté, mais elles ne sont pas toujours respectées. Les dirigeants d’entreprises n’aiment pas que leur action baisse, d’abord parce qu’ils considèrent cette « sanction des marchés » comme un constat d’échec (probablement à tort, quand on sait l’irrationalité des marchés), mais aussi parfois, parce que leur rémunération variable ou leurs stock-options dépend de la performance de l’action. Une motivation au cœur de nombreuses affaires boursières.

Alors, quand les perspectives sont moins bonnes, certains dirigeants préfèrent distiller discrètement l’information aux analystes financiers, pour les inciter à réduire leurs estimations de résultat qui influencent à leur tour le cours de Bourse. Cette pratique, qui s’apparente au « pilotage du consensus », part à l’origine d’une bonne intention. Ce dialogue avec les analystes financiers vise à éviter de « surprendre » le marché avec des annonces inattendues déclenchant des réactions boursières brutales. Exercice délicat où les risques de dérives ne sont jamais loin. Comment éviter les annonces inattendues sans les distiller discrètement pour favoriser leur anticipation ? Et comment  orienter discrètement les prévisions sans privilégier certains analystes et leurs clients, informés avant les autres actionnaires ?

Des pratiques répandues, souvent illégales, jusqu’ici largement tolérées

Le pilotage des prévisions a effectivement un inconvénient majeur. Il entretient l’inégalité de traitement entre les grands actionnaires (banque et fonds d’investissement) d’un côté et les petits porteurs qui sont incapables de suivre l’activité des analystes de l’autre. Les gros investisseurs sont les premiers informés des baisses de performances anticipées, quand les petits arrivent comme des carabiniers, apprenant la nouvelle après la baisse qu’elle a causée.

Le phénomène n’est pas nouveau. Mais la sanction infligée par l’AMF à Faurecia et à son PDG lève le voile sur l’illégalité du « tuyautage » des analystes financiers, pratiqué par de nombreuses entreprises cotées en toute impunité, quand il ne s’agit pas d’enfumage pur et simple, comme celui de sociétés aux valorisations gonflées à coup de communication roublarde, sur Alternext, marché non réglementé où bien des turpitudes semble tolérées sous le prétexte douteux de « promouvoir les PME ».

En attendant un meilleur respect des règles par toutes les sociétés cotées, et un jour peut-être par les rapaces du hors-cote, la sanction du gendarme boursier contre Faurecia et son PDG a le mérite de porter un éclairage pédagogique sur la déontologie de l’information financière diffusée par les sociétés cotées, et la sanction de leurs dérives.

Dans sa décision du 18 décembre 2014, l’AMF pointe trois manquements à ces obligations d’information. L’enquête a été ouverte deux ans plus tôt, sur des faits s’étant déroulés entre avril et juillet 2012. Une période difficile pour le marché automobile et pour Faurecia, filiale du groupe PSA Peugeot-Citroën fabricant d’équipements pour l’industrie automobile.

Quand le directeur financier fait la confidence de trop

Que s’est-il passé ? En avril 2012, le directeur financier de Faurecia participe à une conférence téléphonique avec une cinquantaine d’analystes financiers et quelques journalistes. Dans un communiqué annonçant son dernier chiffre d’affaires, l’équipementier vient de confirmer ses objectifs annoncés en février 2012. Pour l’exercice 2012, sa marge opérationnelle devrait se situer entre 610 et 670 millions d’euros. Ce cap, fixé par l’entreprise, doit être revu s’il est dépassé ou  s’avère inatteignable. C’est le principe du pilotage des prévisions, ou « earnings guidance » dans le jargon anglo-saxon. Or, le 24 avril 2012, face à l’insistance des analystes, le directeur financier laisse entendre que le chiffre final de la marge opérationnelle 2012 devrait être plus proche du bas de la fourchette (soit 610 millions d’euros).

Faute ! Pour le gendarme des marchés, cette confidence aux analystes aurait dû figurer dans le communiqué d’annonce du chiffre d’affaires, au lieu d’un simple rappel des objectifs annoncés deux mois plus tôt. C’est un premier manquement à l’obligation d’information du public par les sociétés qui doit être « exacte, précise et sincère », en vertu de l’article 223-1 du règlement générale de l’AMF. Avec seulement trois journalistes participant à la conférence téléphonique de Faurecia aux côtés des analystes, l’AMF estime que cette annonce n’était pas équitable vis-à-vis du public, certains actionnaires ayant une information privilégiée par rapport aux autres.

Des objectifs semestriels revus à la baisse mais toujours pas de profit warning

Ce premier faux pas ne sera pas le seul. La situation du marché automobile continue à se dégrader au 1er semestre 2012. Le 25 juin 2012, un mois avant la publication du résultat semestriel, le comité exécutif de Faurecia conclut que la marge opérationnelle devrait être autour de 600 millions d’euros, donc encore inférieure à l’objectif annoncé dans une fourchette de 610 à 670 millions. Le lendemain, un nouvel objectif est établi en interne, entre 580 et 620 millions d’euros. Au lieu d’en informer immédiatement le marché par voie de communiqué, comme il le faudrait, la direction et les équipes de communication financières vont inciter les analystes à réviser leurs prévisions. Le 4 juillet 2012, alors que la coutume prévoit une discrétion vis-à-vis des analystes financiers dans le mois précédant la publication des comptes (la « quiet period » en jargon financier) , le directeur des relations investisseurs rédige un courriel explicite sur ses intentions : « Je continue de contacter les analystes sous le prétexte du S1 pour les faire baisser, ainsi le 24 Juillet le consensus devrait être vers les 580m€ … ainsi on ne fera pas de « profit warning » …», explique-t-il au PDG et à d’autres dirigeants du groupe. Des propos qui ont le mérite d’être claire… à défaut d’être légaux.

Pour éviter les délits d’initiés et autres exploitations malhonnêtes d’informations confidentielles, «tout émetteur doit, dès que possible, porter à la connaissance du public toute information privilégiée», exige l’article 223-2 du règlement général de l’AMF. Pour éviter tout malentendu, l’article 621-1 de l’AMF précise qu’une information privilégiée «est une information précise qui (…) si elle était rendue publique, serait susceptible d’avoir une influence sensible sur le cours». Combien de petits secrets embarrassants les sociétés cotées cachent-elles ainsi régulièrement à leurs actionnaires ? Logiquement, l’AMF sanctionne donc aussi Faurecia pour ne pas avoir rendue publique la révision en baisse de ses objectifs opérationnels, dès que possible.

Une communication financière à plusieurs vitesses n’est pas équitable

Le troisième grief retenu par l’AMF, est celui de « manquement de nature à porter atteinte à la protection des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés » ( article 223-10-1). Comme on l’a vu, Faurecia aurait donc communiqué à certains analystes financiers seulement, et en privé, des informations sur la révision de ses objectifs. Les courtiers Kepler, CM-CIC, Natixis ou encore HSBC se sont prêtés au jeu, tandis que le directeur des relations investisseurs souhaitait qu’ils abaissent leurs prévisions.

Le grand public n’a pas accès aux analyses financières rédigées par les courtiers en Bourse. Ces publications « privés » sont diffusées en exclusivité aux banques et clients des courtiers. Les investisseurs institutionnels, qui reçoivent ces notes d’analystes en premier, ont donc bien été avertis de la baisse inattendue des objectifs de l’équipementier avant les autres, contrairement aux petits actionnaires qui ne l’ont compris que par déduction, après la baisse du titre. Une fois de plus, les petits porteurs sont un peu les dindons de la farce.

Les échanges interceptés par l’AMF, nous éclairent à cette occasion sur la connivence entre quelques analystes financiers privilégiés et leurs contacts, chargés des relations avec les investisseurs de Faurecia.

Voici quelques extraits de ces échanges :

La veille de la publication de sa note, un des analystes concernés a pris attache avec le directeur des relations investisseurs :
« T’as 5 mn demain pour discuter du S1 ? » [NDLR, dans le jargon financier, S1 désigne le premier semestre, encore appelé H1 en anglais, pour « first half »].
– « Oui M’sieur, même maintenant si tu veux »
Une heure et demi plus tard, l’analyste lui transmet l’essentiel de son projet de note, y compris la partie relative à l’éventuel abandon des objectifs annoncés (le guidage des prévisions, ou « guidance » en anglais). Le directeur des relations investisseurs lui répond, deux minutes plus tard. :
« Perfecto, Bonne soirée, A + »
Le PDG Yann Delabrière s’enquiert des résultats de cette «opération d’assainissement» auprès du directeur des relations investisseurs, qui l’informe de ses échanges avec les analystes :
« Hier j’ai parlé avec l’analyste et je lui ai fortement conseillé de se mettre assez bas (il s’est calé à 568m€ sur 2012) avec une dette élevée (1.5Md€)… ce qu’il a fait »
« Je continue de contacter les analystes sous le prétexte du S1 pour les faire baisser, ainsi le 24 Juillet le consensus devrait être vers les 580m€ … ainsi on ne fera pas de « profit warning » … »
«Au tour de Kepler de baisser ses attentes sur nous (après un coup de fil). (…) Ce matin on baisse mais bon il faut purger avant les semestriels »
«Pour H1-12, il ne devrait pas y avoir de surprise, le consensus est 100m€ trop bas pour les ventes à 8.6 Md€, mais à 296m€ pour l’operating income [NDLR résultat opérationnel] et une dette nette à 1.4 Md€»
Et pour finir : « Bonjour, Voici la dernière étude de HSBC sur nous. L’analyste révise à la baisse ses attentes sur mes « conseils » … », indique un dernier compte-rendu au PDG.

On ne peut être plus explicite sur les petits arrangements entre émetteurs et analystes. Outre l’inégalité de traitement en termes d’information, ces méthodes flirtent avec la manipulation de marché et mettent les analystes en porte-à-faux. Tant qu’ils n’ont pas publié leurs études, ils peuvent être considérés comme initiés avec les risques que cela implique. Ces pratiques étaient néanmoins encouragées par le dirigeant de Faurecia.

L’AMF aurait pu sanctionner lourdement ces manquements, allant jusqu’à 100 millions d’euros d’amende. Considérant que ces infractions relèvent plus de mauvaises habitudes que d’intentions crapuleuses, la commission des sanctions a fixé l’amende de Faurecia à 2 millions d’euros, soit 1 à 2% de ses bénéfices. Quant au PDG Yann Delabrière (ex-directeur financier de Faurecia), il écope de 100 000 euros d’amende. Dans le cercle des dirigeants de sociétés cotées, on trouve la note salée. Il est vrai que beaucoup pourraient se sentir visés en cas d’examen stricte de leurs stratagèmes de communication. Mais tout est relatif. D’abord cette amende représente moins d’un mois de salaire de l’intéressé (qui ne fait aucun commentaire). Ensuite l’accusé a fait appel de la sanction, ce qui lui permet de revendiquer son innocence présumée, et surtout de ne rien débourser pour le moment.

Pour approfondir, retrouvez ici la Décision de la Commission des sanctions de l’AMF du 18 décembre 2014 contre Faurecia et Yann Delabrière

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