Le gendarme boursier n’a de gendarme que le nom, par analogie avec le terme « watchdog » désignant une autorité de supervision en anglais. On n’a pas l’habitude de traduire littéralement cette expression pour qualifier l’Autorité des marches financiers (AMF) de chien de garde boursier, désignant une autorité plus protectrice que répressive. Mais n’est-ce pas l’image de la supervision boursière en France, où les coupables de fraudes ne risquent quasiment aucune peine dissuasive ?

La réforme de la répression des fraudes boursières proposée par l’Autorité des marchés financiers (AMF) confirme la dépénalisation de ces délits et risque d’accroître le sentiment d’impunité des fraudeurs. (photo © GPouzin)

«Les abus de marché sont très rarement sanctionnés au pénal par une peine privative de liberté. Au total, au cours des dix dernières années, aucune peine de prison ferme n’a été prononcée», confirme le communiqué de l’AMF reproduit ci-dessous.

Belle France, pays des libertés ! Où l’on a le droit de voler les épargnants en commettant quelques fraudes comme la fausse information, la manipulation de cours et le délit d’initié, sans jamais risquer de sanction pénale vraiment dissuasive, c’est-à-dire sévère…

On le sait, en France, les fraudes boursières ne sont pas jugées sévèrement. Bien moins sévèrement, en tous cas, qu’aux Etats-Unis, et même en Angleterre, pays pourtant permissif s’il en est, quand on sait les soupçons de blanchiment d’une ampleur incroyable qui pèsent sur la City, ou simplement les pratiques des escrocs du Forex qui y prospèrent.

En Grande-Bretagne, « la peine la plus lourde jamais infligée a été de 4 ans et demi de prison pour un initié travaillant dans une banque d’affaires qui avait réalisé 2 millions de livres sterling de gains en réalisant 30 délits d’initiés en dix ans », expliquait Matthew Nunan, chef de service à la FCA, au colloque de la Commission des sanctions de l’AMF en 2013.

Outre-Atlantique, les peines ont plutôt tendance à s’alourdir, peut-être en lien avec l’évolution du nombre et de l’ampleur des fraudes. Selon une étude du Wall Street Journal, les personnes condamnées pour délits d’initiés dans l’état de New York ont écopé d’une sentence médiane de 30 mois de prison en 2011 et 2012, alors que la sentence médiane était de 18 mois durant la décennie 2000 et de 11,5 mois entre 1993 et 1999.

La peine maximale pour un délit d’initié est de 20 ans de prison. En ajoutant la fraude aux correspondances (mail fraud, wire fraud), assez systématique car il y a généralement eu un faux à un moment ou un autre, les coupables peuvent prendre 20 ou 30 ans en plus.

« Aux Etats-Unis, il y a un risque réel d’aller en prison, alors que chez nous c’est totalement théorique, observait Hervé Synvet, professeur de droit privé et criminel à l’université Panthéon-Assas, à ce même colloque en 2013. Avec deux cas seulement en trente ans c’est parfaitement négligeable. Chez nous c’est une question d’argent, mais les peines encourues ne sont pas cohérentes. » Ce contexte favorise la relative impunité des fraudes boursières et financières dans l’Hexagone, écrivions-nous à l’époque.

En France, la dérégulation a dérivé en autorégulation protégeant les auteurs de fraudes boursières de poursuites pénales. Pourquoi ? Parce que l’on a implicitement délégué la sanction de ces fraudes à une autorité administrative indépendante, l’AMF, beaucoup plus proche des professionnels qu’elle contrôle que ne l’est la justice, ces professionnels siégeant eux-mêmes au collège de l’AMF, son instance dirigeante. Comment ? En dénonçant ensuite l’intervention de la justice, initialement appelée à juger des fraudes boursières que lui transmettait l’AMF. Cette procédure était en pratique très rare, seuls 12% des fraudeurs sanctionnés par l’AMF ayant écopé d’une condamnation pénale, selon le rapport. Mais la possibilité de dédoublement de la sanction administrative et judiciaire a ouvert un boulevard aux avocats des coupables.

Depuis des années, ces plaideurs réclamaient la relaxe de leurs clients au motif qu’ils ne pouvaient être poursuivis en justice pour des fraudes déjà sanctionnées par l’AMF. C’est le principe du «Non bis in idem», hérité du droit romain, selon lequel «nul ne peut être poursuivi ou puni deux fois pour les mêmes faits».

Même si ce principe n’est pas incompatible avec l’articulation des peines et des poursuites entre des autorités administratives et des tribunaux, les avocats de ces fripouilles ont su grossir le trait pour servir leur cause, et ils ont gagné. Par une décision du 18 mars 2015 désormais célèbre, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur le procès pénal des dirigeants d’EADS accusés de délit d’initié pour avoir vendu leurs actions avant d’annoncer le retard de l’Airbus A380, le Conseil constitutionnel a déclaré ce système contraire à l’article 62 de la Constitution, en sommant le pouvoir législatif d’aménager la répression des fraudes boursières d’ici au 1er septembre 2016.

La Réforme du cadre répressif des abus de marché proposée dans le rapport de l’AMF va dans ce sens. Il est trop tôt pour savoir si les pistes proposées accroîtront encore le sentiment d’impunité des fraudeurs. On peut cependant le craindre, dès lors que les fraudes boursières théoriquement passibles de poursuites pénales ne le sont déjà plus. Pour garder une forme de dissuasion «une infraction aggravée [passible de condamnation pénale] serait introduite dans la loi et caractérisée par des critères d’intentionnalité, de récidive et de gravité (montants des profits illicites, bande organisée)», explique le communiqué ci-dessous.

Pour ce qui est de l’intentionnalité, c’est un passeport pour l’impunité, car elle est quasiment impossible à prouver matériellement en matière de délinquance financière et de délit d’initié, tandis que les dirigeants initiés savent très bien plaider le « j’étais au courant de rien, j’ai pas fais exprès, j’ai pas voulu tricher » ! Un peu comme s’il suffisait de dire «j’ai pas fais exprès d’aller vite» pour échapper aux sanctions des excès de vitesse.

Sur ce plan, il sera aussi intéressant de voir comment les différentes juridictions distingueront le délit d’initié du manquement d’initié, car il n’existe aujourd’hui aucune différence, sinon dans l’esprit des coupables pour qui le manquement est à la fois moins risqué et moins déshonorant que le délit.

Ouverture du Colloque de la Commission des sanctions, par sa présidente, Claude Nocquet. (photo © GPouzin)

Depuis sa présentation au Colloque de la Commission des sanctions de l’AMF de 2013, on n’a plus entendu parler du rapport de Claude Nocquet pour dissuader la récidive des fraudes boursières. (photo © GPouzin)

Les critères de récidive et de gravité semblent finalement la seule piste crédible pour rétablir une répression pénale moins fantoche des fraudes boursières. Cela tombe bien, car madame Claude Nocquet, la précédente présidente de la Commission des sanctions, avait justement élaboré des pistes en ce sens, à l’intention de l’AMF et du législateur, il y a deux ans.

Son Rapport sur le prononcé, l’exécution de la sanction et le post-sentenciel, visait à calibrer les sanctions avec une grille de critères, précisés par la loi, qui prendraient notamment en compte l’objet et la gravité de la fraude, l’importance des gains ou avantages retirés et la solvabilité des coupables.

Il prévoyait aussi que les juges boursiers puissent tenir compte «des circonstances atténuantes, par exemple si les mis en cause ont déjà mis en œuvre des mesures pour réparer les conséquences du manquement ; et des circonstances aggravantes, car les peines prononcées dans les cinq années précédentes doivent être un facteur aggravant», expliquait Claude Nocquet. Les mêmes références seraient retenues pour l’anonymisation ou non des décisions. Les sanctions seraient d’abord publiées avec les noms des fraudeurs qui seraient effacés après cinq ans. A l’inverse, « en cas de nouveau manquement dans les cinq ans, les noms devront rester publiés dans les décisions et les mis en cause n’auront pas de droit à l’oubli par l’effacement de leur nom sur les décisions publiées ».

Entre répression et bienveillance, ce nouveau système de permis à points semblait un compromis plein de bon sens. Mais il a sans doute des opposants parmi les plus puissantes institutions financières, celles capables d’influencer les lois et les gouvernements, qui sont aussi les plus récidivistes en matière de fraudes boursières.

En présentant son rapport au public, en octobre 2013, Claude Nocquet rappelait, non sans humour, l’avoir transmis à Gérard Rameix, le président de l’AMF, en espérant qu’il ne resterait pas dans un tiroir et serait bien transmis au Parlement. On n’en a plus entendu parler depuis. Mais la réforme de la répression des fraudes boursières en cours lui donnera peut-être une seconde chance, si son but est vraiment de dissuader les fraudeurs et leurs récidives.

Deontofi.com reproduit ci-dessous le communiqué de l’AMF du 19 mai 2015.

AMFlogoCP
Paris, le 19 mai 2015 COMMUNIQUE DE PRESSE
L’Autorité des marchés financiers (AMF) publie ses propositions pour une réforme du cadre répressif des abus de marché

A la suite de l’évolution récente des jurisprudences européenne et du Conseil constitutionnel, le système français de double répression administrative et pénale des abus de marché est aujourd’hui remis en cause. Le groupe de travail constitué par l’AMF publie aujourd’hui le fruit de ses réflexions et propose une solution qui devrait permettre de préserver les acquis d’un système administratif qui s’est révélé très performant et adapté à la matière financière tout en améliorant la répression pénale dans les cas qui le justifient.

Dans son rapport, le groupe de travail de l’AMF a passé en revue les dossiers  d’abus de marché en France (information privilégiée, manipulation de cours et fausse information) traités au cours des 10 dernières années. Cet examen a porté sur 182 dossiers d’abus de marché qui ont été transmis par l’AMF au pénal entre la date de création de l’AMF et août 2014.

Il ressort de cette analyse que :

  • Sur les 182 dossiers transmis, 150 (1) ont fait l’objet de décisions de la Commission des sanctions de l’AMF (soit 82% des rapports d’enquête transmis au parquet).
  • Seuls 22 dossiers ont fait l’objet de peines d’amendes correctionnelles et/ou de peines d’emprisonnement avec sursis (soit 12%) et 109 n’ont donné lieu à aucune condamnation pénale (soit 60%).
  • Le cumul des poursuites et des sanctions administrative et pénale pour les abus de marché est très rare en pratique : 17 dossiers seulement ont fait l’objet d’une condamnation par le juge pénal et l’AMF, soit un peu plus d’un cas par an.
  • La procédure de sanction administrative est rapide : sur les 10 dossiers les plus importants depuis 2004 (2) , le délai moyen de la procédure devant l’AMF a été de 39 mois contre plus de 78 mois  pour la procédure pénale. Sachant que sur ces 10 dossiers, 6 font encore l’objet d’une information judiciaire en cours et 1 d’une enquête préliminaire, on ne compte que 3 dossiers ayant fait l’objet de condamnations pénales effectives.
  • Les sanctions pécuniaires prononcées par la Commission des sanctions de l’AMF sont élevées : 117 millions d’euros depuis 2004 alors que le montant  des sanctions pénales a été de 2,9 millions d’euros pour la même période (3).
  • Les abus de marché sont très rarement sanctionnés au pénal par une peine privative de liberté. Au total, au cours des dix dernières années, aucune peine de prison ferme n’a été prononcée tandis qu’une peine avec sursis a été infligée dans 13 dossiers.

Partant de ces constats, le groupe de travail a estimé qu’il convenait de réserver, comme les textes européens le suggèrent, la voie pénale aux cas d’abus de marché les plus graves, c’est-à-dire ceux portant atteinte à l’ordre social et nécessitant en conséquence une peine privative de liberté. La voie administrative serait quant à elle privilégiée pour réprimer les atteintes au bon fonctionnement du marché.

En pratique, cela revient à proposer les 4 axes de réforme suivants :
1 – Le principe d’interdiction du cumul des poursuites et des sanctions pénales et administratives serait inscrit dans la loi pour tenir compte de l’évolution des jurisprudences européenne et du Conseil constitutionnel.

2 – Une distinction claire de la définition des manquements de celle des délits boursiers par l’introduction de critères objectifs dans la loi.
Cela reviendrait à retenir l’infraction générale telle qu’elle est définie dans les textes européens sur les abus de marché et à en confier par la loi sa répression à l’AMF.
Une infraction aggravée serait introduite dans la loi et caractérisée par des critères d’intentionnalité, de récidive et de gravité (montants des profits illicites, bande organisée). Elle serait seule passible de sanctions pénales.

3 – Une concertation des actions respectives du Parquet national financier et de l’AMF préalable à l’engagement des poursuites.
Une concertation obligatoire d’une durée de deux mois entre le Parquet national financier et l’AMF serait mise en place pour favoriser l’allocation optimale des dossiers pouvant relever du juge pénal ou de l’AMF.

4 – Un encadrement des constitutions de parties civiles en amont de la concertation entre le Parquet financier et l’AMF et des pistes d’amélioration de la procédure pénale afin d’en réduire les délais.

Conformément à la décision du Conseil constitutionnel, la réforme du système répressif devra intervenir avant le 1er septembre 2016.

L’AMF se tient à la disposition du législateur pour apporter tout son support technique dans la mise en place d’une solution qui devra veiller à préserver l’efficacité du système actuel.
Composition du groupe de travail :

– Gérard Rameix, Président du Collège de l’AMF
– Michel Pinault, Président de la Commission des sanctions de l’AMF
– Jean-Claude Hassan, membre du Collège de l’AMF
– Martine Ract-Madoux, membre du Collège de l’AMF
– Christian Schricke, membre du Collège de l’AMF
– Marie-Hélène Tric, Présidente de la 2ème section de la Commission des sanctions de l’AMF
– Bernard Field, membre de la Commission des sanctions de l’AMF
– Guillaume Goulard, membre de la Commission des sanctions de l’AMF
– Christophe Soulard, membre de la Commission des sanctions de l’AMF
– Benoît de Juvigny, Secrétaire général de l’AMF

(1) L’écart entre les 182 dossiers transmis au Parquet et les 150 dossiers ayant fait l’objet de décisions de la Commission des sanctions correspond à 8 dossiers non encore jugés par la CDS et 24 dossiers non transmis à la CDS car ne correspondant pas à des manquements boursiers (ils ont été transmis au parquet pour des faits d’escroquerie, de fourniture de services d’investissements sans agrément ou d’abus de biens sociaux).

(2) Il s’agit en matière d’initié des dossiers Péchiney, Afflelou, EADS, GFI Informatique, Oberthur ; en matière d’information financière de Altran, Marionnaud, Rhodia et Prologue et en matière de manipulation de cours du dossier Zhang.

(3) Dont 0,7 millions d’euros de sanction pécuniaire « effective » et 2,2 millions d’euros imputés sur les sanctions AMF.

A propos de l’AMF
Autorité publique indépendante, l’AMF est chargée de veiller à la protection de l’épargne investie en produits financiers, à l’information des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés. Visitez notre site www.amf-france.org

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2 commentaires

  1. Kikou, le

    Votre article est tout à fait intéressant,
    Cependant il est nécessaire de préciser un point concernant le parquet financier.
    En effet, je pense qu’il faudrait quelque peu relativiser la critique concernant ce dernier.
    Le projet du gouvernement en créant cette institution était de doter le parquet d’un seul et unique organe aux compétences territoriales et matérielles plus étendues.
    Vu la nature complexe des infractions en cause, nécessitant un degré élevé d’expertise, il était nécessaire pour le parquet de disposer d’une structure unique avec des magistrats spécialisés.
    C’était le but premier de la réforme.
    Ainsi il faut attendre un peu que cette institution prenne ses marques sur les différents dossiers qui nécessitent une instruction longue et très complexe.
    Je pense que d’ici 2 ou 3 ans, ce parquet sera à même de fournir une réaction pénale plus appropriée et dissuasive qui viendra contrebalancer, il est vrai, le certain laxisme que l’on prête à l’AMF…

  2. ARMENANTE, le

    Bonjour ! « Vous pouvez partager »
    Pour compléter votre réflexion et votre sagacité , je vous prie de trouver ci-dessous 4 articles que j’ai publiés au mois de mai 2015=
    MEDIAPART =
    1) Réflexion d’un citoyen face à l’injustice =
    http://blogs.mediapart.fr/edition/critique-raisonnee-des-institutions-judiciaires/article/090515/reflexion-d-un-citoyen-face-l-injustice
    2) La Justice Française 37ème sur 43 pays européens ?! =
    http://blogs.mediapart.fr/edition/critique-raisonnee-des-institutions-judiciaires/article/090515/la-justice-francaise-37eme-sur-43-pays-europeens
    3) L’administration et la Justice non indépendante ont un rôle économique évident =
    http://blogs.mediapart.fr/edition/critique-raisonnee-des-institutions-judiciaires/article/060515/l-administration-et-la-justice-non-independantes-en
    4) Le Mensonge et la tricherie en France détruisent à petit feu l’économie=
    http://blogs.mediapart.fr/edition/critique-raisonnee-des-institutions-judiciaires/article/180515/le-mensonge-et-la-tricherie-en-france-detruisent-pet

    Témoignage Fiscal =
    1) Réflexion d’un citoyen face à l’injustice =
    http://www.temoignagefiscal.com/reflexion-dun-citoyen-face-a-linjustice/
    2) La Justice Française 37ème sur 43 pays européens ?! =
    http://www.temoignagefiscal.com/la-justice-francaise-37eme-sur-43-pays-europeens/
    3) L’administration et la Justice non indépendante ont un rôle économique évident =
    http://www.temoignagefiscal.com/ladministration-et-la-justice-non-independantes-en-france/
    4) Le Mensonge et la tricherie en France détruisent à petit feu l’économie=
    http://www.temoignagefiscal.com/le-mensonge-et-la-tricherie-en-france-detruisent-a-petit-feu-leconomie/

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