Suite de notre feuilleton sur la fraude intrinsèque à l’économie de marché rendant son éthique illusoire. Épisode 7: quand elles ne peuvent imposer l’autorégulation qui les arrange, cette histoire montre comment les banques modifient directement la rédaction des lois qui les dérangent. Extraits d’une contribution académique de Deontofi.com à la revue internationale Éthique Publique, pour son ouvrage intitulé : Éthique et reconfigurations de l’économie de marché : nouvelles alternatives, nouveaux enjeux.

"Mon amie c'est la Finance !", par Adrien de Tricornot, Mathias Thépot et Franck Dedieu, éditions Bayard 2014.

« Mon amie c’est la Finance ! », par Adrien de Tricornot, Mathias Thépot et Franck Dedieu, éditions Bayard 2014. Cette enquête par trois journalistes (Le Monde, L’Express/L’Expansion), montre comment les banquiers ont saboté la loi prévoyant une séparation de leurs activités spéculatives, afin qu’elles puissent continuer à profiter des garanties de sauvetage public en cas d’insolvabilité.

Les groupes de pression financiers ne parviennent pas toujours à imposer leur autorégulation, mais quand des législations semblent inévitables, ils en influencent la rédaction.

Le travail des banques pour empêcher la séparation des activités spé­culatives, initialement prévue en France comme dans d’autres pays, illus­tre leur pouvoir politique, comme le montrent les journalistes Adrien de Tricornot (Le Monde), Mathias Thépot (La Tribune) et Franck Dedieu (L’Expansion – L’Express) dans leur livre Mon amie c’est la finance ! Com­ment François Hollande a plié devant les banquiers.

Lors de l’élection présidentielle française de 2012, le candidat François Hollande proclame que son véritable adversaire, « c’est le monde de la finance. Sous nos yeux, en vingt ans, la finance a pris le contrôle de l’économie, de la société, et même de nos vies […]. Ainsi la finance s’est affranchie de toute règle, de toute morale, de tout contrôle » (cité dans De Tricornot, Thepot et Dedieu, 2014). Il promet au septième point de son programme de séparer « les activités des banques qui sont utiles à l’investissement et à l’emploi, de leurs opérations spéculatives ».

Cette séparation est justifiée, compte tenu de la menace que repré­sentent ces activités. Les États-Unis avaient tiré la leçon de la crise de 1929, ayant des causes comparables, pour séparer les activités de marché et de dépôts-crédits, par la fameuse Glass-Steagall Act de 1933, que le président Bill Clinton a fini de démanteler en 1999. Entre-temps, cette séparation « nous a valu 60 années sans la moindre crise bancaire systé­mique », rappelle Gaël Giraud (cité dans De Tricornot, Thepot et Dedieu, 2014), professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur en économie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

La séparation des activités bancaires est aussi « plébiscitée dans son principe par 84 % des personnes interrogées selon un sondage Ifop publié en juillet 2012 ». On note même que « 51 % des cadres bancaires seraient favorables à une scission des activités de marché et de crédit-dépôt, selon une enquête de Michael Page publiée dans l’Agefi en novembre 2012 » (De Tricornot, Thepot et Dedieu, 2014).

Quatre banques françaises (BNP Paribas, Crédit Agricole, Natixis et Société Générale) figurent dans la liste des 29 établissements « systémi­ques » mondiaux (c’est-à-dire les banques dont une faillite mettrait la stabilité financière mondiale en péril). Pour empêcher la séparation de leurs activités spéculatives, elles ont obtenu un délai et préparé elles-mêmes la rédaction de la loi, dans le cadre d’un Conseil de régulation financière et du risque systémique (Coréfris), créé fin 2010 au ministère des Finances et rebaptisé « commission Pébereau ». Michel Pébereau (Polytechnique, ENA, inspecteur des finances), ancien haut fonctionnaire du ministère des Finances, ex-directeur du Trésor, avant sa carrière de président du CCF (HSBC France) puis de BNP Paribas, est le parrain de la banque française. Outre des hauts fonctionnaires réputés indulgents, on y désigne deux représentants des banques, dont Jacques de Larosière, ex-directeur du Trésor, ex-gouverneur de la Banque de France, ex-directeur général du Fonds monétaire international (FMI) et officiellement conseiller de Pébereau depuis 1998.

Les groupes de pression veulent aussi neutraliser le projet de sépa­ration bancaire européen. Depuis février 2012, la Commission euro­péenne a confié au gouverneur de la banque centrale de Finlande, Erkki Liikanen, un groupe de travail sur les réformes visant à réduire les risques de crise bancaire et financière. Son rapport remis au commissaire euro­péen Michel Barnier en octobre 2012 préconise la création de filiales de marché devant avoir leurs fonds propres, sans s’appuyer sur les dépôts ou les capitaux propres de la banque commerciale. Il précise que « la sépara­tion proposée concerne à la fois le trading pour compte propre et la tenue de marché, évitant ainsi l’ambiguïté de la définition séparant les deux activités » (De Tricornot, Thepot et Dedieu, 2014). La règle Liikanen concernerait de « vingt à cinquante fois plus d’activité de marché que la loi française » selon Christophe Nijdam, ana­lyste financier du cabinet Alpha Value et ancien cofondateur de l’activité de produits dérivés pour la banque CCF (devenue HSBC France).

Les lobbies bancaires ont déjà obtenu que leurs activités spéculatives soient reconnues comme des activités économiquement utiles. Leurs acti­vités visées par la loi française dite « de séparation bancaire » du 26 juillet 2013 ne représentent que 0,5 % du chiffre d’affaires de BNP Paribas et 0,8 % de celui de la Société Générale ou de Natixis, selon l’analyste d’Alpha Value, alors que leurs activités de marché rivalisent avec les banques américaines.

La taille de la banque d’investissement de BNP Paribas est supé­rieure à celle de Goldman Sachs et Morgan Stanley. Fin 2011, son bilan dépassait 720 milliards d’euros, contre 705 milliards pour Goldman Sachs et 680 milliards pour Morgan Stanley. La banque d’investissement du Crédit Agricole affichait un bilan de 600 milliards et celle de la Société Générale de 520 milliards. En résumé, « le projet en vient à ranger parmi les activités utiles ce qu’il a lui-même qualifié de néfaste », ironise le secré­taire de l’organisation non gouvernementale Finance Watch, Thierry Philipponnat, ancien opérateur chez UBS et BNP Paribas (cité dans De Tricornot, Thepot et Dedieu, 2014).

Comment un tel complot contre la volonté des électeurs et des élus est-il possible ? « Cette réforme à minima démontre que la collusion entre les banquiers, la haute fonction publique et les politiques est toujours aussi forte », répond Jean-Paul Pollin, professeur de finance réputé (cité dans (De Tricornot, Thepot et Dedieu, 2014). Cette collu­sion s’explique par le fait que « beaucoup de fonctionnaires du Trésor aspirent à quitter la fonction publique pour rejoindre les milieux finan­ciers, alors dans leurs fonctions ils ménagent logiquement leur futur em­ployeur », explique Giraud, professeur d’économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au CNRS.

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2 commentaires

  1. Jean-Claude Hazera, le

    Si vous cherchez un arrière plan historique sur ce sujet je me permets de vous renvoyer au chapitre « Quand les banquiers font la loi » des « Patrons sous l’Occupation » de Renaud de Rochebrune et Jean-Claude Hazera, Odile Jacob 2013.
    Amitiés et encouragements
    J-C Hazera

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