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Quand une grande entreprise ou un Etat rencontre des difficultés pour rembourser ses dettes, des fonds « vautours » tournent autour de cet emprunteur moribond, comme des rapaces par la charogne alléchés. A l’occasion des polémiques récentes sur la dette de l’Argentine, et des craintes qui pèsent sur l’Espagne, après la Grèce au début de la décennie, les « fonds vautours » sont réapparus dans le ciel médiatique, suscitant l’indignation ou des interrogations du grand public. L’occasion pour Deontofi.com d’expliquer leur fonctionnement en réponse à un lecteur.

Les fonds "vautours" (ou vulture funds) rachètent au rabais des obligations décotées d'emprunteurs moribonds, en espérant profiter d'un plan de sauvetage pour obtenir leur remboursement et faire une belle plus-value.  (photo © GPouzin)

Les fonds « vautours » (ou vulture funds) rachètent au rabais des obligations décotées d’emprunteurs moribonds, en espérant profiter d’un plan de sauvetage pour obtenir leur remboursement et faire une belle plus-value. (photo © GPouzin)

« J’ignore tout des fonds vautours, mais selon les articles que je lis à propos de l’Argentine, ce n’est pas très différent du grand banditisme », nous écrit simplement un lecteur de Deontofi.com. Le parallèle a le mérite d’être clair. Pour le grand public, les fonds vautours sont bel et bien soupçonnés de rançonner les emprunteurs les plus vulnérables en exigeant le remboursement de leurs créances. Sur le fond, la confrontation récente entre l’Argentine et ses créanciers les plus rapaces donne bien l’impression d’un racket. Sur la forme, c’est tout de même un peu différent.

Comme pour beaucoup d’activités financières pas très déontologiques, une différence majeure entre les fonds vautours et le grand banditisme est que les premiers exercent une activité légale. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur mais d’un constat. Pour citer un avocat ami de Deontofi.com : « C’est immoral mais c’est légal ! On aurait oublié de faire des lois pour rendre illégal ce qui n’est pas moral ».

Le jeu des fonds « vautours » est plus simple à comprendre quand on connaît le fonctionnement du marché obligataire et des taux d’intérêt.

Quand une entité (pays, entreprise, etc…) veut emprunter sans passer par une banque, elle émet un emprunt sous forme de titres appelés « obligations », qui sont cotées en Bourse et achetées par les investisseurs institutionnels (caisses de retraite, compagnies d’assurance, Sicav, etc.).

Prenons un exemple simple : l’emprunteur émet des obligations rapportant 4% d’intérêts par an jusqu’à leur remboursement au bout de dix ans. Le taux est fixé en fonction du prix que les investisseurs sont prêts à payer par rapport aux risques de défaut de paiement du débiteur comparé à celui d’emprunteurs réputés plus solvables, comme la France, où le taux des Emprunts d’Etat à dix ans était à 1,52% le 1er août 2014, ou l’Allemagne (taux des Emprunts d’Etat à dix ans à 1,13% le 1/8/2014).

Au départ, le cours des obligations correspond au montant emprunté qui doit être remboursé à l’échéance, appelé « valeur nominale », exprimé en pourcentage du montant, donc 100 quand le cours correspond à 100% de la valeur de remboursement. Le rendement de l’obligation correspond au montant d’intérêts distribué chaque année, appelé « coupon » (car il était matérialisé autrefois par un ticket à découper sur les titres pour en obtenir le paiement), rapportés au cours. Par exemple un « coupon » de 4 euros pour une obligation de 100 euros représente un taux de 4%.

Une fois émises et cotées en Bourse, les obligations représentatives de l’emprunt évoluent sur le marché secondaire au gré de l’offre et de la demande, en fonction des événements affectant ce marché. Par exemple si les taux d’intérêt baissent à 3% au bout d’un an, le rendement de 4% des obligations déjà cotées peut sembler plus attractif que celui des nouveaux emprunts. Les investisseurs achètent les anciennes obligations, dont le cours monte, par exemple à 107,79, ce qui réduit proportionnellement le rendement des intérêts fixes distribués chaque année (4 euros) par rapport au cours (4/107,79 = 3,71%).

La hausse du cours dépend de la durée restant jusqu’à l’échéance, car le surcoût payé par l’acheteur sera perdu quand il ne recevra au final que la valeur de remboursement initialement prévue. Dans cet exemple, celui qui achète sur le marché secondaire à 107,79% de la valeur nominale percevra bien 3,71% d’intérêts sur son investissement chaque année pendant neuf ans (4/107,79 = 3,71%), mais il perdra 7,23% lors du remboursement à l’échéance (100/107,79 = 0,9277 = 100-7,23%). En tenant compte des intérêts perçus et de la perte à l’échéance, par rapport au cours coté sur le marché secondaire, une formule permet de calculer le rendement moyen de l’investissement sur l’ensemble de sa durée, appelé « taux actuariel », qui sera bien équivalent à 3% (Les amateurs peuvent vérifier avec une calculatrice financière ou en utilisant les fonctions financières d’un tableur type XL. Pour approfondir vous trouverez ici la logique du taux actuariel et son application au marché des obligations sur l’encyclopédie financière Vernimmen, et la formule de calcul du taux actuariel sur Wikipedia).

Prenons aussi un cas défavorable. Par exemple si les taux d’intérêt montent sur les marchés, le cours des obligations baisse sur le marché secondaire de façon proportionnelle. Dans le cas de notre emprunt à 4% sur dix ans d’une valeur initiale de 100, si les taux montent à 5% au bout d’un an, le cours baissera à 92,89% de la valeur nominale et le taux « actuariel » s’ajustera ainsi à 5% compte tenu du rendement supérieur du coupon (4/92,89 = 4,31%) et de la plus-value attendue lors du remboursement à la valeur nominale à l’échéance (100/92,89 = 7,65% de gain).

Admettons qu’indépendamment de la fluctuation des taux sur les marchés, l’emprunteur ait des difficultés économiques faisant craindre qu’il manquera d’argent pour payer tous les intérêts prévus et rembourser le montant emprunté à l’échéance. Les porteurs de ses obligations s’inquiètent et vendent. D’autres, en revanche, pensent que les difficultés sont passagères et profitent de l’incident pour racheter ces obligations moins chères, afin d’encaisser un meilleur rendement si la situations s’arrange et que l’emprunteur rembourse bien sa dette à la fin.

Comme dans le cas argentin, les fonds vautours tentent d’obtenir un meilleur remboursement à leur profit en bloquant les accords entre créanciers et emprunteurs défaillants, tant qu’ils ne satisfont pas leurs souhaits.

La situation empire. Cette fois il est clair que l’emprunteur ne payera pas toutes ses échéances et ne remboursera pas l’intégralité du montant emprunté. D’ailleurs il le dit : sa situation ne le permet pas et il veut négocier un rééchelonnement de son crédit, voire l’abandon d’une partie de leurs droits par les créanciers, en échange d’un plan de redressement leur donnant plus de chances d’être remboursé sur une petite partie de leur prêt que pas du tout. Les « vautours » tournent alors autour de lui, car il y a tout un jeu de rôles et de pouvoir entre l’officialisation des difficultés et les modalités de sauvetage de l’emprunteur, qui laisse un place à l’inconnu, aux bras de fer et à la spéculation.

Dans le cas du rééchelonnement de la dette grecque en 2012, par exemple, le plan de sauvetage prévoyait que les détenteurs d’emprunts d’Etat grecs d’une valeur nominale de 100, se les voyaient échanger d’office contre de nouvelles obligations correspondant à 31,5% de la valeur nominale des anciennes (68,5% de perte) plus d’autres obligations émises par le fonds européen de stabilité (FESF) pour 15% de la valeur nominale de la dette annulée, en lot de consolation (parmi les sources sur cet épisode, un article pédagogique de La Tribune).

Les fonds "vautours" (ou vulture funds) rachètent au rabais des obligations décotées d'emprunteurs moribonds, en espérant profiter d'un plan de sauvetage pour obtenir leur remboursement et faire une belle plus-value.  (photo © GPouzin)

Les fonds « vautours » (ou vulture funds) rachètent au rabais des obligations décotées d’emprunteurs moribonds, en espérant profiter d’un plan de sauvetage pour obtenir leur remboursement et faire une belle plus-value. (photo © GPouzin)

Les fonds « vautours  » interviennent dans ces phases de négociation des plans de rééchelonnement de dette. Leur jeu est simple mais très risqué : acheter des obligations représentant des dettes réputées insolvables par tous les autres investisseurs « raisonnables » (qui savent que l’emprunteur ne peut pas les honorer), à un cours le plus bas possible reflétant ce risque de faillite. Ils parient ensuite sur le montant qu’ils pourront récupérer, soit dans le cadre d’un rééchelonnement amiable, soit en exerçant toutes les voies de recours juridiques possibles devant toutes les juridictions imaginables, en vue de réclamer purement et simplement le remboursement de leurs obligations à leur valeur nominale.

Dans la pratique, c’est un poker menteur comme souvent dans les négociations entre créanciers et débiteurs « puissants » (un simple particulier ou commerçant est plus vite mis en faillite), car les fonds « vautours » doivent aussi s’accommoder à un moment donné de la raison d’Etat, ou de la supériorité des accords internationaux qu’ils ont finalement assez peu de chances de faire remettre en cause par une quelconque juridiction. Les « vautours » n’en demeurent pas moins attirés par l’odeur des emprunteurs moribonds, surtout s’ils estiment que ces derniers bluffent aussi de leur côté, en agitant un risque de faillite qui affole exagérément les marchés alors qu’un renflouement organisé semble plus probable. En dehors de la Grèce en 2012 et de l’Argentine en 2014, cela a été le cas plusieurs fois dans le passé pour d’autres états ou entreprises, notamment Eurotunnel qui a dû rééchelonner plusieurs fois sa dette avant l’ouverture du tunnel sous la Manche dont il est concessionnaire.

Les recours en justice des fonds vautours peuvent aussi se retourner contre eux.

L’intervention récente des fonds vautours a été très médiatisé, après un rebondissement de leur litige avec l’Argentine consécutif aux défauts de paiements sur sa dette en 2005 et 2010. Mais elle a aussi montré les limites de leur stratégie, puisque la justice américaine considère aujourd’hui qu’attribuer un meilleur remboursement aux fonds vautours qu’aux autres investisseurs, pourrait constituer une rupture d’égalité contraire à la réglementation financière (lire la dépêche de Reuters). Le gouvernement argentin dénonce aussi des fraudes et manipulations des fonds vautours, en alertant les autorités boursières de son pays et la Securities and exchange commission (SEC), le gendarme boursier américain.

Il n’y aurait pas de fonds vautours sans le sauvetage perpétuel des gros emprunteurs pour éviter les faillites de leurs banques créancières.

Certes, l’activité des fonds « vautours » n’est pas morale. Leurs stratégies seraient néanmoins vouées à l’échec si les menaces de faillites brandies par les emprunteurs insolvables n’étaient pas compensées par les plans de sauvetages imaginés pour les éviter. En dehors de quelques épisodes, comme celui de la banque Lehman Brothers en septembre 2008, les dirigeants du monde financier considèrent en effet que les faillites pures et simples doivent être empêchées pour éviter des contagions et difficultés plus graves. Tant qu’on inventera des plans de sauvetage et autres solutions créatives (assouplissement « quantitatif » des banques centrales, etc…) permettant aux banques de prêter toujours plus aux puissants emprunteurs insolvables, il sera bien difficile d’empêcher quelques « vautours » de s’inviter au banquet.

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