Parmi l'arsenal pour préparer leurs attaques meurtrières de Paris et Bruxelles, les terroristes ont utilisé des cartes bancaires prépayées anonymes, un instrument de blanchiment dans le collimateur des autorités. (photo © GPouzin)

Parmi l’arsenal pour préparer leurs attaques meurtrières de Paris et Bruxelles, les terroristes ont utilisé des cartes bancaires prépayées anonymes, un instrument de blanchiment dans le collimateur des autorités. (photo © GPouzin)

Les enquêtes sur les attentats de Paris et Bruxelles ont révélé le rôle des moyens de paiements anonymes utilisés par les terroristes pendant des mois pour préparer leurs attaques, en particulier des cartes bancaires prépayées anonymes. Le gouvernement belge veut les interdire, tout comme les cartes SIM anonymes, tandis que le ministre des finances français, Michel Sapin, a promis un décret pour mettre fin à leur anonymat. Explications avec Deontofi.com

Cinq minutes pour comprendre :
Retrouvez ici l’interview TV sur ce thème dans l’émission Ecorama du 23/5/2016

1/ A quoi sert la lutte anti-blanchiment ?
– La lutte contre le blanchiment est un enjeu crucial pour la santé économique de notre pays, mais aussi pour la sécurité des citoyens, comme l’a montré le rôle des circuits financiers illégaux dans la préparation des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et du 22 mars 2016 à Bruxelles. Le blanchiment est la clé de toute l’économie souterraine et criminelle. En matière de vol, on comprend facilement que les cambrioleurs dépendent des receleurs pour écouler leur butin. Le blanchiment a le même rôle qu’un super-recel pour toutes les activités illicites, en permettant à leurs auteurs de recycler l’argent reçu illégalement, qu’il provienne du vol et recel, de trafics ou détournements ou d’autres activités criminelles. Le financement des activités criminelles repose lui-même sur des circuits de blanchiment, pour effacer la provenance et la destination de l’argent utilisé.

2/ Existe-t-il des moyens de paiement anonymes en France ? Est-ce légal ?
– Il existe depuis longtemps des moyens de paiements anonymes dont l’utilisation n’a jamais été illégale. Beaucoup de gens utilisent par exemple des titres de paiement liés à un commerce ou réseau de commerçants. On peut penser aux bons cadeaux de certaines enseignes, ou aux tickets restaurants et chèques déjeuner, et par extension aux cartes qui les remplacent de plus en plus depuis quelques années, et qui sont acceptées pour des achats les plus variés.

Mais le principal moyen de paiement anonyme reste surtout la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire les pièces et les billets, dont l’utilisation peut être parfaitement anonyme. On sait par exemple que les billets de 500 euros, les fameux « violets » sont la coupure préférées des blanchisseurs et des trafiquants, comme l’a confirmé récemment le directeur d’Europol, le coordinateur des polices européennes. Pour donner une idée concrète de la discrétion des billets de 500 euros pour les opérations de blanchiment et autres paiements occultes, le journal Financial Times avait calculé qu’on pouvait faire rentrer 1 million d’euros dans une sacoche de la taille d’un ordinateur portable, et que ces 2000 billets violets ne pesaient pas plus de 2,2 kilos.

Du coup, le gouverneur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, « a reconnu que la BCE aimerait abandonner les billets de 500 euros étant donné qu’ils sont de plus en plus utilisés à des fins criminelles », devant le parlement européen en février dernier.

3/ Il y a tout de même des limites à ces paiements anonymes, surtout en liquide.
– Absolument. Comme on le voit, le problème avec l’argent liquide n’est pas l’anonymat du moyen de paiement lui-même, mais l’utilisation anonyme qui peut en être faite. Rien ne s’oppose au droit à l’anonymat pour acheter son pain, mais il faut lutter contre l’anonymat des paiements pour acheter des armes, préparer des attentats, blanchir de l’argent criminel ou financer les campagnes électorales d’hommes politiques corruptibles. Pour dissuader l’anonymat des paiements en liquides qui pourraient avoir une motivation illégale, ils sont interdits au-delà de certains seuils, qui ont été abaissés depuis le 1er septembre 2015.

Que ce soit pour les commerçants, professionnels ou particuliers résidents en France, il est dorénavant interdit de payer ou d’accepter un paiement de plus de 1000 euros en espèces, contre 3000 euros auparavant, sous peine d’une amende de 5% du montant. Mais cela ne concerne pas les visiteurs étrangers, qui ont encore le droit de payer jusqu’à 15 000 euros en espèces, par exemple s’ils ont un peu d’argent sale de chez eux à blanchir dans nos boutiques de luxe.

4/ Et les cartes bancaires anonymes, qu’est-ce que c’est ?
– Les cartes bancaires anonymes sont des cartes de paiement classiques, sauf qu’elles ne portent pas le nom de leur propriétaire dessus, ni derrière, c’est-à-dire aucun moyen d’identifier son propriétaire. Pour simplifier, ces cartes fonctionnent un peu sur le même principe que les cartes « cadeaux », sauf qu’au lieu de les acheter auprès d’une enseigne ou d’un réseau d’enseignes commerciales, elles sont proposées par des établissements de paiement spécialisés (parfois baptisées « fintechs ») en partenariat avec Visa ou Mastercard, et sont acceptées partout comme les cartes bancaires Visa ou Mastercard ordinaires.

En l’occurrence, c’est une carte de ce type, de la marque Bpost, qui a été utilisée par le terroriste Salah Abdeslam pendant les mois de préparation des attentats de Paris et Bruxelles, d’où la réaction des gouvernements français et belge pour en demander l’interdiction.

5/ Comment fonctionnent ces cartes bancaires anonymes ?
– Le principe des cartes bancaires prépayées anonymes est assez simple. Lors de la souscription, elles fonctionnent comme des cartes cadeaux : vous achetez une carte d’un montant prédéterminé, par exemple 100 ou 250 euros, sans que l’on vous demande aucune preuve d’identité. La carte peut même être achetée par quelqu’un d’autre pour votre compte. Ensuite, vous pouvez l’utiliser partout où les cartes visa/masercard sont acceptées, que ce soit dans des commerces ou sur internet, voire pour faire un retrait au distributeur.

Ensuite, il existe deux types de cartes. Celles à usage unique, et les cartes rechargeables, que l’on peut à nouveau re-créditer de façon totalement anonyme, par exemple en achetant une recharge avec un montant prédéfini, comme pour les cartes de téléphone ou d’autres services par abonnement de type Itune ou Google Play. Ces recharges peuvent même être dématérialisées. Dans ce cas on verse du liquide à un revendeur agréé, par exemple un bureau de tabac, qui vous donne un ticket avec un numéro à envoyer par SMS à l’opérateur de la carte pour qu’elle soit créditée du montant versé.

Certaines cartes bancaires anonymes peuvent même être rechargées par virement grâce à un numéro d’identification bancaire international, le fameux Iban (international bank account number) qui est une sorte de RIB (relevé d’identité bancaire) universel.

6/ Où peut-on se procurer une carte bancaire anonyme ?
– Si l’on prend le cas des cartes Bpost utilisées par le terroriste Salah Abdeslam, elles sont en vente en Belgique dans les bureaux de tabac, y compris dans la banlieue nord de Lille-Roubaix-Tourcoing, à quelques centaines de mètres de la frontière française. Mais on trouve d’autres marques de ce type de cartes partout en Europe, surtout en Grande Bretagne où elles sont développées par les société PFS (Prepaid Financiel Services, ou « services financiers prépayés »), et PCS (Prepaid Cash Services, littéralement « services en espèces prépayés ») partenaire de MasterCard, distribué en France par la société CreaCard, par Internet et chez certains buralistes. Parmi des dizaines d’autres on peut encore citer Prepay Solutions, qui propose en France sa carte Toneo Mastercard, ou encore la société Raphael & Sons qui propose une carte Visa Anytime.

7/ Qu’est-ce que ces cartes ont de plus anonymes que les autres ?
– Le problème d’anonymat n’est pas seulement qu’une personne puisse payer sans qu’on sache qui elle est, comme pour les cartes cadeaux qui ne portent pas de nom. D’ailleurs il existe des cartes bancaires « discrètes », sans nom, qui ne sont pas pour autant « anonymes », par exemple la carte bancaire Mastercard distribuée avec le Compte Nickel dans les bureaux de tabacs. L’important, pour la lutte contre le blanchiment, est que l’on puisse en cas de besoin identifier l’origine des fonds qui ont été dépensés avec ces cartes, et pour cela qu’il y ait comme pour tous les autres services financiers, une vérification d’identité du souscripteur de la carte et une traçabilité des rechargements. Le problème des cartes anonymes est l’absence de vérification d’identité. En-dessous d’un certain seuil, actuellement de 250 euros pour les cartes non-rechargeables et jusqu’à 2500 euros par an pour les cartes rechargeables. on peut se les procurer et les recharger sans aucun justificatif d’identité ou avec une identification assez vague, comme une simple adresse e-mail et un numéro de téléphone mobile, qui peuvent être totalement anonymes, ou avec un justificatif de domicile, mais sans réelle vérification d’identité.

8/ Pour les consommateurs ordinaires, quel est l’intérêt des cartes anonymes ?
– Quand on écoute les arguments des promoteurs et distributeurs de cartes anonymes, les arguments sont toujours les mêmes « on ne veut pas favoriser l’utilisation illégale mais les honnêtes citoyens doivent pouvoir conserver un droit à l’anonymat et au secret », en citant principalement les cachoteries de conjoints adultères et autres dépenses compulsives que les gens veulent cacher à leur entourage. En pratique, on peut tout à fait bénéficier d’une confidentialité équivalente avec des moyens de paiement au porteur, c’est-à-dire sans identification du payeur par le commerçant, comme les cartes prépayées de La Banque Postale ou le compte Nickel, dont les frais sont par ailleurs bien moins élevés.

Il faut savoir que le prix de l’anonymat absolu est très cher. Les cartes anonymes occasionnent des frais multiples : souvent on vous prend d’abord entre 5 à 10% sur l’argent crédité en liquide sur une carte prépayée, puis à nouveau des frais sur les paiements et retrais effectués avec ces cartes, voire des cotisations mensuelles, sans parler des commissions de change sur les paiements en devises quand ils sont possibles. Au final, c’est extrêmement coûteux et il faut vraiment avoir quelque chose à cacher pour accepter de payer autant de frais. Il faut aussi être extrêmement vigilant, car les cartes prépayées anonymes sont aussi un terreau très favorable pour les escroqueries. Il y en a déjà eu pas mal, y compris à l’encontre des bureaux de tabac distributeurs. On voit notamment des sites Internet basés à Chypre proposant des cartes bancaires anonymes dont il faut se méfier autant que des escrocs du trading Forex car on peut facilement se faire arnaquer en croyant acheter une carte bancaire prépayée anonyme qui ne sera jamais livrée, ou qui subira des débits frauduleux au fur et à mesure qu’elle sera rechargée, sans aucun moyen de recours par rapport aux mesures de protection des épargnants prévues en France avec les cartes bancaires classiques.

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